Marchés : « Shérif, fais-moi peur ! »

CHRONIQUE. Lorsque les marchés ont envie de se faire peur, ils pensent à l'autorité monétaire américaine : la Fed. Comme si elle allait initier un tour de vis encore plus restrictif. Brrr... Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby
(Crédits : Kevin Lamarque)

On peut reprocher des tas de choses aux marchés financiers. Mais pas de manquer d'imagination. Ainsi lorsque les sujets d'actualité sont jugés trop chiches le mois d'août aidant, les investisseurs sortent leur joker : « la Banque centrale américaine (Fed) va devenir plus restrictive encore... parce qu'il me faut bien un os à ronger ». Et ça marche.

Les taux longs américains ont remonté de 3,75 à 4,25% en un mois seulement. Des tensions sur les taux suffisantes pour justifier une baisse de près de -5% des actions américaines. La suite est écrite à l'avance : sous - performance des valeurs de croissance par rapport aux valeurs de rendement, sous - performance des valeurs cycliques par rapport aux valeurs défensives, hausse du dollar, baisse marchés émergents...

On se croirait revenus en 2022, lorsque la Fed initiait son programme de remontée des taux directeurs, et plongeait la finance mondiale dans le rouge. Sommes-nous dans la même situation ? La Fed va-t-elle retrouver un second souffle, alors que l'on semblait plutôt vers une fin de cycle monétaire restrictif ? Que non. Mais jouons le jeu.

La Fed sommée d'agir ? Pas sûr

Il est vrai que les minutes publiées par la Fed tout récemment dénotent un certain regain d'agressivité. Cela signifie que certains membres n'excluraient pas de durcir davantage la politique monétaire, compte tenu du dynamisme insolent de l'économie. Elle est où la récession promise pour cette fin d'année ? Le PIB américain est attendu à près de 6 % pour ce trimestre (croissance annualisée) d'après l'indicateur très populaire de la Fed d'Atlanta. À titre de comparaison, la croissance des trimestres précédents était plutôt entre 2 et 3 %, plus proche de la croissance dite potentielle.

Difficile d'imaginer que les salaires se calment avec une telle croissance, et donc que l'inflation se détende davantage. On comprend mieux alors la nervosité des marchés. Les marchés ont peur de la Fed, qu'elle sévisse. De quoi d'autre pourraient-ils avoir peur ? De la Chine ? Pourquoi les taux montent alors ? Des banques italiennes ? Ce serait une première. Du Bitcoin ?... On peut continuer la liste des faits divers, mais la vérité vraie c'est que les marchés doivent avoir peur de la Fed, forcément.

Sauf que ce n'est pas tout à fait ce que les marchés nous racontent. En tous les cas, ce n'est pas ce qu'ils nous donnent à lire.

La hausse de la prime de terme

D'abord, les investisseurs n'ont révisé que de 25 points base leurs anticipations de hausses des taux de la Fed d'ici la fin de l'année, pour un plafond à 5,5 % (borne basse), puis toujours des baisses de taux anticipées pour 2024. Pas cher payé pour une économie en pleine bourre. Ensuite, les anticipations d'inflation des marchés n'ont pas ou peu bougé, toujours proches de 2,3%, pas vraiment le témoignage d'une crainte inflationniste revue à la hausse. Si l'inflation anticipée n'a pas monté, si les taux courts anticipés ont peu monté, qu'est-ce qui a monté ? La prime de terme...

La prime de terme, c'est un peu ce sert à boucher les trous. Tout ce que l'on doit ajouter afin de pouvoir justifier les taux qui sont observés. Si les taux sont trop hauts par rapport à ce que nous dit l'inflation anticipée, les taux courts anticipés, alors forcément c'est que la prime de terme a monté. En vérité, la prime de terme est un peu plus que cela. Mais, tout ce qui nous intéresse ici, c'est que la hausse de la prime de terme constituerait l'essentiel de la hausse des taux récente. On voudrait bien vérifier ce point, mais hélas la prime de terme n'est pas directement observable sur les marchés, comme sa grande sœur la prime de risque actions. Il existe différentes estimations, mais pas toutes à jour. Alors on se contentera de dire que si les taux longs ont monté autant sur la période récente, on le doit forcément à la hausse de la prime de terme, puisque le reste n'explique pas assez.

L'investisseur serait-il devenu particulièrement exigeant au point de réclamer une prime de terme exubérante ? Point du tout, car il faut aussi savoir que cette prime végète en territoire négatif depuis presque 10 ans. Si la prime de terme a effectivement monté, elle reste à des niveaux anormalement faibles. Mais quand même, pourquoi cette prime de terme aurait monté ? Comme toutes les primes, leurs mouvements reflètent davantage des peurs que des anticipations. Si la hausse des taux longs s'explique davantage par la hausse de la prime de terme que par la hausse des taux courts anticipés, nous déduirons naïvement que les investisseurs « ont choisi » de se faire peur, plutôt que de réellement anticiper un tour de vis supplémentaire de la Fed.

Le syndrome de Jonas ?

Non, pas vraiment, mais cela lui ressemble. Le syndrome de Jonas définit ce cas où l'on désire ardemment quelque chose, mais on a peur que cela arrive. On préfère alors l'excitation liée à la perspective d'obtenir ce que l'on désire, plutôt que la réalisation du désir. Dans le cas qui nous intéresse ici dans cet article, on ne peut pas parler réellement de « désir ». Les investisseurs ne désirent pas que la Fed remonte ses taux directeurs vigoureusement. Pourtant, ils semblent éprouver un certain plaisir, un certain besoin d'adrénaline, lié à la perspective que cela puisse arriver. Ce désir c'est la hausse de la prime de terme. Un peu tordu comme analyse, mais les marchés sont particulièrement réceptifs aux raisonnements boiteux.

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Commentaire 1
à écrit le 28/08/2023 à 8:53
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"Tout est bruit pour celui qui a peur" Sophocle

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