Pourquoi il faut défendre les règles du commerce de l'Union européenne

Les principes qui régissent le commerce dans l'Union européenne font l'objet de nombreuses critiques. A tort. Par Nicolas Tenzer (*), chargé d'enseignement à Sciences-Po Paris.
Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, et Donald Tusk, président du Conseil européen, reçoivent le président sud-coréen Moon Jae-in, lors du sommet UE-République de Corée, à Bruxelles le 19 octobre 2018. L'accord de libre-échange signé entre les deux parties a permis à l'Europe de voir la part de ses exportations vers le pays asiatique passer de 9% à 13%.
Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, et Donald Tusk, président du Conseil européen, reçoivent le président sud-coréen Moon Jae-in, lors du sommet UE-République de Corée, à Bruxelles le 19 octobre 2018. L'accord de libre-échange signé entre les deux parties a permis à l'Europe de voir la part de ses exportations vers le pays asiatique passer de 9% à 13%. (Crédits : Reuters)

Grâce au marché unique, l'Europe s'est érigée comme une zone commerciale intégrée régie par des règles et normes qui constituent une avancée unique pour ses habitants. Elle devrait continuer de s'approfondir. Non seulement ces principes constituent un atout en termes de prospérité économique, mais ils sont aussi un atout absolument indispensable pour la sécurité des consommateurs. S'il existe toujours des contestations sur telle ou telle norme, globalement il serait malhonnête de constater les protections irremplaçables qu'elles apportent.

Toutefois, en matière de commerce, l'Europe n'est pas seulement une zone intégrée, mais aussi un ensemble d'Etats qui considèrent que le développement du commerce international et le libre-échange constituent un principe à étendre autant que possible au niveau mondial. Depuis son origine, elle a ainsi développé une multitude d'accords au niveau mondial non seulement avec son voisinage proche, mais aussi avec la quasi-totalité des zones du monde. Ces accords sont un atout concret pour l'Europe. Pour ne prendre que celui conclu en 2010 avec Séoul, il s'est traduit par une augmentation de 75% des exportations européennes vers la Corée du Sud, a transformé le déficit avec ce pays en un excédent et les parts de marché européennes dans les importations coréennes sont passées de 9% à 13%.

L'exemple de l'huile de palme

L'Europe se veut un continent ouvert, doté de la conviction que le développement des échanges représente un atout pour son économie, mais aussi, parce qu'elle a des valeurs qui dépassent sa propre zone, pour le monde entier, notamment pour les pays en développement et à revenus intermédiaires. Parfois, les meilleures intentions du monde peuvent donner lieu à des résultats paradoxaux. En proposant de bannir l'huile de palme via la Directive Energies Renouvelables, alors même que des pays comme la Malaisie ont entrepris des efforts pour l'intégrer dans un programme de développement durable et responsable, l'Union européenne pourrait faire la part belle au soja en provenance des Etats-Unis au moment même où cet Etat, sous l'impulsion de Donald Trump, détricote toutes les réglementations protectrices de l'environnement. Le commerce va de pair non seulement avec le développement des espoirs de paix et d'une justice accrue, mais aussi avec la diffusion de régulations nécessaires à tous en matière sociale et environnementale. L'exemple précité de l'huile de palme, dont dépendent des millions d'agriculteurs de pays du sud, est significatif d'une vision à court terme : inciter les pays à adopter leur mode de production est nécessaire, interdire brutalement est absurde.

Le commerce permet aussi la protection de ce qui représente l'une des spécificités de l'Europe : les appellations contrôlées. Ce système est désormais importé dans de très nombreux pays et l'accord conclu avec le Canada (CETA) prévoit la protection dans ce pays de 143 indications géographiques européennes, dont 42 françaises. Le projet d'accord avec le MercoSur lui donnera aussi une portée dans cette région du monde.

Ces principes font toutefois l'objet d'une triple contestation qu'il convient d'entendre. D'abord, certains s'alarment d'une concurrence déloyale. Cette remise en cause repose aussi sur la crainte d'une « désindustrialisation » d'une partie des pays européens qui répondent inégalement à ce défi en fonction de la force de leurs secteurs exportateurs. Nous devons y répondre à l'heure où s'affichent ouvertement les tentations protectionnistes.

La dimension fondamentale de l'autonomie européenne

Ensuite, les impératifs de la politique internationale peuvent exiger des restrictions temporaires au développement des échanges commerciaux. Le comportement agressif de la Russie envers l'Ukraine a rendu nécessaire une politique de sanctions dont on peut s'alarmer que certains Etats tentent de la contourner. Inversement, pour tenter de sauver l'accord nucléaire avec l'Iran, dénoncé par les Etats-Unis de Donald Trump, certains pays de l'Union européenne sont en train de mettre en place un mécanisme pour contourner les sanctions extraterritoriales américaines contre Téhéran. Celles-ci sont d'ailleurs un instrument devenu fréquent, dans le cadre de procédures judiciaires contre les entreprises européennes, de la guerre économique que livrent les Etats-Unis. Au-delà de toute considération politique, l'autonomie européenne en ce domaine est une dimension fondamentale.

La troisième limite concerne la protection au niveau international des droits de l'homme, des normes sociales et des règles de préservation environnementales. Les ONG exercent depuis longtemps une pression en ce sens sur les Etats et les organisations internationales et lancent régulièrement des actions de type « name and shame » (désigner et couvrir de honte), voire d'appel au boycott, à l'endroit des entreprises qui ne respectent pas ces pratiques. Ces enjeux sont devenus déterminants en termes de « réputation » des entreprises et constituent un élément central dans l'analyse de risque politique. Une campagne bien orchestrée par des ONG ou des concurrents, fondée ou non, peut coûter des millions d'euros à une société. Les consommateurs deviennent aussi plus exigeants sur la composition des produits qu'ils consomment et la traçabilité des produits devient une exigence renforcée à la suite de certains scandales sanitaires. Enfin, les conventions internationales en matière de lutte contre la corruption renforcent, quoique trop imparfaitement, les sanctions contre des pratiques contraires tant au bon gouvernement des Etats qu'aux règles de concurrence saine. Autant l'on peut craindre que les organisations internationales politiques ne connaissent un affaiblissement durable, autant les institutions chargées de renforcer les régulations internationales devraient connaître un renforcement inéluctable, bien au-delà des déconvenues de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Le comportement prédateur des Etats autoritaires

Ces progrès sont toutefois largement entravés par des Etats autoritaires dépourvus de toute intention d'appliquer ces règles et qui, non contents d'avoir un comportement prédateur dans certains pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, concurrent directement les entreprises européennes, si besoin est en corrompant sur une large échelle leurs dirigeants. Alors que, par le biais de bonnes pratiques développées sur les marchés d'expertise en amont des projets, qui se chiffrent à des dizaines de milliards d'euros par an, les institutions internationales ainsi que les pays et acteurs privés occidentaux essayent d'imposer aux pays en développement et à revenus intermédiaires des principes permettant un développement responsable et équilibré, ces pays illibéraux contrarient ces efforts. Il faut construire une nouvelle forme d'alliance entre les pays du nord responsables et les pays du sud qui multiplient aussi des politiques locales sur la protection de l'environnement et le développement durable. Elle passe, avec les Etats qui peuvent être victimes de ces menées, par un dialogue responsable de la part des pays européens et de leurs acteurs économiques.

L'alternative n'est pas entre le laisser-faire et la contrainte rigide. Elle passe par un dialogue avec les Etats et un travail sur le terrain avec les principaux acteurs locaux des pays concernés auprès desquels il faut faire valoir des arguments à la fois certes de portée globale (environnement, normes sociales, bonnes pratiques agricoles, etc.) et qui permettent de répondre à leurs impératifs économiques. Imposer des restrictions ou des barrières commerciales n'aidera pas à résoudre la situation, au-delà des représailles de la même nature. L'exemple de l'huile de palme est de ce point de vue intéressant, d'autant que beaucoup de données jetées en pâture à l'opinion publique sont inexactes. La Malaisie a, par exemple, en liaison avec les ONG, pris des mesures pour sauvegarder la biodiversité et s'engager dans une politique responsable dans un secteur agricole déterminant pour son économie - on pense notamment au on pense notamment à son propre label MSPO (huile de palme durable de Malaisie), ainsi qu'au label RSPO (table ronde pour l'huile de palme durable), certification créée avec le WWF qu'approuve aussi Greenpeace, qui ne représente certes que 20% de la production de l'huile de palme au niveau mondial et qu'il faut encourager.

Approche gradualiste

On doit espérer que l'Indonésie empruntera aussi cette voie. Les anathèmes, parfois lancés par des groupes d'intérêt protectionnistes, ne servent pas la cause de l'environnement et du développement des communautés locales. Cette même approche gradualiste est aussi adoptée, notamment par l'Union européenne, en matière de lutte contre le changement climatique : autant il est impossible que le Nord se pose en donneur de leçons au Sud, autant il est possible, dans le cadre de programmes de coopération et d'expertise, de favoriser des programmes d'investissement durable - 9 milliards d'euros d'ici 2020  dans les pays d'Afrique et voisins de l'Europe. Il n'est d'autres choix raisonnable tant pour l'Europe que pour les pays du Sud que de favoriser en même temps les échanges les plus approfondis possibles et la discussion sur la transformation responsable des économies et des sociétés.

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(*) Auteur de trois rapports officiels au gouvernement, dont deux sur la stratégie internationale, et de 22 ouvrages, notamment de Philosophie politique, Paris, PUF, 1994 (2e ed. 1998), Quand la France disparaît du monde, Paris, Grasset, 2008, Le monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre, Perrin, 2011, La France a besoin des autres, Plon, 2012 et Resisting Despair in Confrontational Times (avec R. Jahanbegloo), Har-Anand Publications, 2019.

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Commentaires 2
à écrit le 28/02/2019 à 10:33
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Parce que l’alcoolisme serait l'art de vivre de l'UE ?

à écrit le 25/02/2019 à 15:21
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Un résumé du dogme européiste qui veut, que personne ne doit fermer porte et fenêtre de sa maison quand la tempête sévit a l'extérieur parce que le voisin risque de le prendre mal et de se vexer! C'est un monde d'apatride qui n'a qu'un seul langage, ...

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