Si les chiffres ne collent pas avec le storytelling, cachez-les ! Ce mode de fonctionnement cher aux startups semble aussi être devenu le mode opératoire de l'Etat au sujet de TousAntiCovid, présenté par Emmanuel Macron lui-même comme "un geste barrière indispensable dans la lutte contre la Covid-19". En quête d'un succès politique dans la gestion de la crise sanitaire, le gouvernement met un point d'honneur à faire oublier l'échec cuisant de StopCovid, la première version de l'application lancée le 2 juin. Enorme campagne de communication par SMS, appel au soutien des commerçants, modification des paramètres de traçage sans aucune justification scientifique : tout est bon pour gonfler les chiffres.
En réalité, on ne sait rien, ou presque, sur TousAntiCovid. La transparence promise et revendiquée est factice. Les chiffres mis à jour quotidiennement dans l'application ne permettent pas de mesurer son utilisation réelle, ni même si l'outil de "contact tracing" est efficace. Contactés par La Tribune, le ministère de la Santé et des Solidarités et le secrétariat d'Etat à la Transition numérique, n'ont toujours pas donné suite à nos questions.
Manipulation des chiffres
L'Etat ne communique que trois chiffres sur l'utilisation de TousAntiCovid : le nombre d'enregistrements nets -les personnes qui ont téléchargé et activé l'application-, le nombre de personnes notifiées par l'application suite à une exposition potentielle à la Covid-19, et le nombre de cas de Covid-19 déclarés sur l'application.
[Tweet du Premier ministre, Jean Castex, le 28 novembre lorsque TousAntiCovid a franchi la barre des 10 millions d'enregistrements nets. La communication politique sous-entend qu'il s'agit du nombre d'utilisateurs au 28 novembre alors que ce n'est pas le cas.]
Le chiffre des enregistrements nets -10,6 millions au 2 décembre- est trompeur. Contrairement à la confusion entretenue par le gouvernement, il ne s'agit pas du nombre de personnes qui disposent de l'application à ce jour. Et encore moins du nombre d'utilisateurs actifs, c'est-à-dire les personnes qui utilisent vraiment l'application sur une base quotidienne, ce qui est indispensable pour qu'elle soit efficace. Ce chiffre indique simplement le cumul des téléchargements suivis d'une activation depuis le 2 juin. Il ne tient pas compte du nombre de désinstallations.
Or, une véritable transparence nécessiterait d'indiquer le nombre réel d'utilisateurs, donc de soustraire les désinstallations. Il faudrait aussi indiquer le nombre d'utilisateurs actifs, car il arrive fréquemment de télécharger une application mais de ne plus l'utiliser au bout de quelques temps... Dans le cas de TousAntiCovid, en raison des restrictions d'accès au Bluetooth - l'Etat a choisi de ne pas utiliser l'API développée par Apple et Google pour privilégier une architecture décentralisée -, il faut ouvrir l'application et la laisser en arrière-plan pour qu'elle fonctionne. Si vous prenez les transports en commun ou allez au supermarché mais que vous n'avez pas activé le Bluetooth et ouvert l'application, elle ne fonctionne pas. Il a également été démontré que le système fonctionne mal entre deux iPhones -en raison d'une politique de sécurité plus stricte d'Apple envers le Bluetooth- et que l'appli ne fonctionne pas sur les smartphones les plus anciens. Ce qui limite encore l'efficacité de l'application même pour les utilisateurs actifs.
Revenons sur les désinstallations. Le chiffre des désinstallations n'est plus communiqué par le gouvernement depuis le lancement de TousAntiCovid, fin octobre. Et pour cause : il était élevé. Le 23 juin, lors d'un point d'étape sur StopCovid après son lancement, le secrétaire d'Etat au Numérique, Cédric O, avait dévoilé 1,8 millions de téléchargements mais déjà 460.000 désinstallations, soit 25,5% en seulement trois semaines. Fin octobre, le nombre de désinstallations avait grimpé à 1 million, pour 2,6 millions de téléchargements. Autrement dit, 38,5% des personnes qui avaient téléchargé StopCovid depuis juin avaient désinstallé l'application en octobre. Si cette proportion est au même niveau actuellement, sur 10,6 millions de téléchargements, il faudrait retrancher 4,1 millions de désinstallations pour obtenir le nombre d'utilisateurs, qui s'élèverait donc à 6,5 millions de Français... soit un peu moins d'un Français sur 10. Pour avoir une idée de l'utilisation réelle de l'application, il faudrait encore retrancher les utilisateurs non actifs, ceux qui ont téléchargé et activé une première fois l'appli, mais ne l'utilisent plus ou pas assez régulièrement.
Les applications mobiles ont un cycle de vie : plus le temps passe, plus les utilisateurs se détournent de l'application si celle-ci n'est pas devenue un réflexe. StopCovid en a fait les frais : "trop d'utilisateurs oubliaient d'utiliser l'application une fois téléchargée", admettait en octobre le secrétariat d'Etat à la Transition numérique. Le principal changement de TousAntiCovid par rapport à StopCovid est justement l'ajout de contenus mis à jour quotidiennement (chiffres sur l'épidémie, conseils pratiques) pour augmenter le nombre d'utilisateurs actifs. Mais le gouvernement ne communique toujours pas ce chiffre crucial.
Opacité sur l'efficacité de l'application
Dans son avis du 26 avril, la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) a publié la recommandation suivante :
La CNIL recommande que l'impact du dispositif sur la situation sanitaire soit étudié et documenté de manière régulière, pour aider les pouvoirs publics à décider ou non de son maintien.
Mais le seul contrôle de TousAntiCovid rendu public est le contrôle trimestriel effectué par la Cnil elle-même. Celui-ci ne porte pas sur l'efficacité du dispositif mais sur la gestion des données personnelles récoltées par l'application. Le Conseil scientifique s'est exprimé deux fois, en avril et en octobre, pour affirmer l'utilité des outils numériques au service de la stratégie "Tester, alerter, protéger". Mais il ne fonde pas son avis sur une base scientifique. Au moment du lancement de TousAntiCovid, fin octobre, aucune étude d'impact mesurant l'efficacité de l'outil n'avait été menée sur la première version de l'application, StopCovid. TousAntiCovid est donc le seul "geste barrière" dont l'utilité n'a pas été démontrée par des études scientifiques. De manière générale, "les preuves de l'utilité du contact tracing numérique sont insuffisantes", est-il écrit dans la dernière veille documentaire réalisée par Santé Publique France.
Pourquoi, alors, avoir modifié les critères de fonctionnement de l'application ? Le 28 novembre, le gouvernement a publié en toute discrétion au Journal Officiel une modification des critères de détection d'un contact potentiellement à risque. Jusqu'à présent, l'appli gardait une trace des contacts uniquement si la personne se tient à moins d'un mètre d'une autre personne équipée de l'application pendant quinze minutes. Désormais, il suffira d'être à une distance inférieure ou égale à un mètre pendant cinq minutes, ou entre un et deux mètres pendant quinze minutes.
Seuls 3% des cas positifs se déclarent dans TousAntiCovid
Officiellement, ce changement est justifié par "notre connaissance de l'épidémie", indique Santé Publique France... sans plus de détails, et sans craindre la contradiction avec ses propres conclusions sur l'état de la connaissance sur le contact tracing numérique.
Or, avant ce changement, Tous Anti-Covid déclenchait très peu de notifications suite à une exposition à la Covid-19. Et pour cause : seuls 3% des cas positifs se déclarent dans TousAntiCovid, d'après les calculs de François Lesueur, enseignant-chercheur associé à l'Insa Lyon, rattaché au Citi Lab, un laboratoire de recherche en télécommunications et science informatique.
L'expert en informatique a mis au point un modèle pour calculer "le score d'efficacité de TousAntiCovid", dont il explique la méthode à La Tribune :
"Le ratio entre le nombre de cas quotidien déclarés et le nombre de déclarations dans TousAntiCovid donne un score d'efficacité de l'application. Au 25 novembre, pour 100 cas positifs, seulement 3 se déclarent sur TousAntiCovid. C'est 13 en Suisse et 11,5 en Allemagne. Le score français est donc extrêmement faible, il est quatre fois inférieur à celui de la Suisse. L'efficacité de l'application dépend de trois facteurs : il faut que la personne positive soit un utilisateur actif de TousAntiCovid, qu'elle ait reçu un QR-code permettant de se déclarer dans l'application, et qu'elle ait eu la volonté de se déclarer", précise-t-il.
TousAntiCovid déclenche donc des chaînes de notifications dans 3% des cas de Covid-19, contre 13% pour l'application suisse et 11,5% pour l'application allemande. "On est donc très loin des 10 millions d'utilisateurs, car on ne peut pas avoir 15% de la population qui utilise l'application, mais un taux de déclaration Covid aussi faible", ajoute-t-il.
Entre 1,5 et 3 millions d'utilisateurs actifs ?
L'analyse des chiffres suisses -contrairement à la France, le pays fait preuve d'une grande transparence sur son application SwissCovid-, et ce score d'efficacité de Tous Anti-Covid permettent, par ricochet, d'estimer à la louche le nombre d'utilisateurs actifs de l'application française.
"La proportion des cas positifs déclarés dans l'application -3% du total des cas positifs-, rapportée à la population française, indique qu'au moins 1,5 million de Français utilisent TousAntiCovid, explique François Lesueur.
Mais de l'aveu même de l'enseignant-chercheur, ce chiffre est certainement sous-évalué. La méthode de François Lesueur appliquée à la Suisse indiquerait 1,2 million d'utilisateurs actifs, alors que les chiffres disponibles font état de 1,8 million.
"En prenant en compte cette différence et en l'appliquant à la France, je tombe sur 2,3 millions d'utilisateurs actifs pour TousAntiCovid", ajoute-t-il.
Bien sûr, ce chiffre n'est qu'une estimation, forcément imparfaite. Il faut également prendre en compte que les applications ne sont pas les mêmes et qu'il existe des différences culturelles fortes entre les deux pays, qui influent sur l'adoption par la population.
"Mais il est raisonnable de penser qu'avec 10 millions de téléchargements et un taux de déclaration de 3% dans l'appli, le nombre d'utilisateurs actifs se situe au minimum à 1,5 million et jusqu'à 3 millions".
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