Qui réussira à créer le premier ordinateur quantique, celui qui révolutionnera l'informatique en proposant une puissance de calcul inédite capable de résoudre des problèmes aujourd'hui insolubles ? Dans cette course mondiale au cœur de la stratégie française récemment dévoilée par Emmanuel Macron, les géants du numérique américains sont évidemment de la partie. Après IBM et Google -qui sont les deux plus avancés-, Amazon affiche désormais haut et fort ses ambitions dans le domaine. Et elles sont à prendre très au sérieux.
La firme de Jeff Bezos a multiplié les recrutements ces derniers mois, dans le but désormais clairement affiché de construire son propre calculateur quantique. Et pour cause : le calcul quantique promet de résoudre des problèmes informatiques qui dépassent la portée des meilleurs supercalculateurs actuels. Son secret : exploiter les lois de la mécanique quantique pour mener une quantité énorme de calculs simultanés plutôt successifs. Autrement dit, créer des outils plus puissants pour traiter l'information différemment, et transformer au passage des domaines tels que la découverte de médicaments, l'optimisation des portefeuilles financiers, l'intelligence artificielle ou encore le génie chimique et la science des matériaux. En tant que numéro un mondial de la fourniture d'infrastructures informatiques dans le cloud, Amazon doit logiquement être aux avant-postes, puisqu'il est particulièrement bien placé pour devenir le principal fournisseur d'infrastructures quantiques aux entreprises... si tant est qu'il détienne les technologies qui s'imposeront.
Haro sur les stars des technologies quantiques
L'enjeu stratégique est donc majeur pour Amazon. Jusqu'à présent, son incursion dans le quantique se limitait à un service baptisé Amazon Bracket. Lancé en 2018, il s'agit de la mise à disposition de matériel quantique pour les chercheurs et les scientifiques, afin de leur permettre d'en explorer le potentiel, sur la base des meilleures briques technologiques du marché. Amazon permet ainsi aux entreprises d'utiliser sur abonnement les redresseurs quantiques de D-Wave ou encore les ordinateurs à porte de Rigetti et IonQ, afin de trouver comment le quantique peut leur amener de nouvelles perspectives de développement.
Mais Amazon ne dispose d'aucune technologie quantique propre. Alors ces derniers mois, le géant basé à Seattle a recruté en masse pour former une véritable équipe de choc dédiée à l'informatique quantique. Ces physiciens et autres scientifiques de renom sont au total une centaine, ce qui suffit pour composer l'une des équipes les plus importantes au monde. Ils travaillent au sein d'une division baptisée Quantum Hardware Team, rattachée à Amazon Web Services (AWS), qui est la filiale "cloud" de la firme américaine.
Signe qu'Amazon a de grandes ambitions : l'entreprise n'a pas lésiné sur les moyens et vise les meilleurs talents mondiaux. Son plus grand coup est incontestablement de travailler avec de nombreux chercheurs du très prestigieux Institute for quantum information and matter (IQIM) de l'université californienne Caltech, et notamment avec son directeur depuis 2000, "star" de cet écosystème, le physicien John Preskill. Ce scientifique est une telle sommité que sa notoriété a dépassé le cercle des initiés : son compte Twitter est suivi par plus de 112.000 personnes. Autre grand coup : Amazon a recruté fin 2020 une autre pointure en la personne de Marc Runyan, ancien ingénieur au Jet Propulsion Laboratory de la NASA, qui a carrément pris le poste de chercheur principal en informatique quantique pour le géant de la tech.
Si Amazon a caché dans un premier temps ses intentions derrière ces recrutements, il a fini par lever le voile : construire le premier "vrai" ordinateur quantique, c'est-à-dire doté de qubits "stables", capables de réaliser une multitude de calculs simultanés, à l'échelle de l'infiniment petit, avec un taux d'erreur très faible voire inexistant. C'est, aujourd'hui, encore un fantasme. Car si certains acteurs -à commencer par Google- ont réussi à effectuer des calculs quantiques, les qubits nécessaires pour explorer en parallèle des espaces immenses de possibilités, sont terriblement imparfaits : dans la mesure où l'on ne sait pas encore "stabiliser" les qubits, de nombreuses erreurs se glissent dans les calculs, ruinant le potentiel de la mécanique quantique.
Amazon choisit une approche atypique -mais payante ?- pour trouver le qubit stable
Pendant des années, les acteurs du quantique ont fait la course au qubit : empiler le plus possible de qubits pour maximiser la puissance du calcul, quitte à générer énormément d'erreurs, en misant sur la rapidité du calcul. Ainsi, en 2019, Google a revendiqué la "suprématie quantique" après avoir réalisé en à peine 200 secondes un calcul sur la base de 53 qubits, qui aurait pris, selon lui... 10.000 ans aux meilleurs des supercalculateurs actuels. Mais la prouesse était en fait un mirage : un an plus tard, à l'automne 2020, trois chercheurs, dont un Français du CEA (le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives), ont mis au point un algorithme qui a transformé un simple PC de bureau en supercalculateur aussi puissant que celui présenté par Google, et qui a réussi à réaliser le même calcul en quelques heures.
Autrement dit, la performance de Google était très loin de réaliser les promesses du quantique. La faute à un taux d'erreur trop élevé. Mais cette expérience a montré, selon certains chercheurs, la voie à suivre : privilégier la "fidélité" -c'est-à-dire un taux d'erreur le plus faible possible- à l'empilement de qubits imparfaits. Ce qui permet de dessiner une trajectoire : lorsque la puissance du calcul quantique sera assortie d'un taux d'erreur beaucoup plus faible, alors l'informatique quantique l'emportera définitivement sur l'informatique classique en alliant enfin la rapidité du calcul à la fiabilité des résultats.
Arrivé plus tard dans la course à l'ordinateur quantique que les autres géants américains, Amazon paraît donc devoir combler un net retard. Mais en réalité, l'ogre de Seattle conserve toutes ses chances, d'autant plus qu'il dispose de la puissance financière et des infrastructures pour investir massivement dans la recherche. Le jeu est, en effet, très ouvert : on ne sait pas encore quelle technologie réussira à stabiliser les qubits de manière efficace, et tous les acteurs naviguent les yeux bandés, condamnés à faire des paris technologiques en espérant trouver le Graal.
Le choix d'Amazon dans ce domaine est très intéressant. Dans un article scientifique de 118 pages révélé en mars, le groupe explique que la méthode qu'il a choisie pour son futur ordinateur quantique est celle des "qubits de chat", explorée jusqu'à présent par une startup parisienne, Alice & Bob, qui a prouvé leur existence dans un article scientifique paru dans la revue Nature Physics il y a quelques mois. Un qubit de chat est un qubit "idéal", sans erreur, basé sur l'état quantique du chat de Schrödinger placé dans une boîte, qui peut à la fois être vivant et mort tant qu'on a pas ouvert la boîte. Cette technologie apporte une solution autonome et intégrée au problème central de l'ordinateur quantique, la correction des erreurs.
Jusqu'à l'article scientifique dans Natur Physics et la reconnaissance d'Amazon qui se base quasiment intégralement sur cette technologie française pour développer son propre ordinateur quantique, l'approche de Alice & Bob était une "curiosité" dans la communauté du quantique, comme le raconte le cofondateur et CEO de la startup, Théau Peronnin :
"Même si notre approche reste un circuit supraconducteur comme le font Google ou IBM, Alice & Bob était à la marge dans la communauté du quantique car nous faisons de la stabilisation autonome du qubit, ce qui ne paraissait pas une méthode potentiellement gagnante jusqu'à la publication de notre article scientifique. Dans celui d'Amazon qui explique leur stratégie, l'article expérimental pionnier de mon associé Raphael Lescanne est cité 21 fois, notre feuille de route théorique est citée 7 fois, et le composant que nous avons inventé pour y parvenir, l'Asymmetrically Twisted SQUID (ou ATS) est cité plus d'une centaine de fois. Le fait qu'Amazon s'inspire quasiment intégralement de notre approche nous crédibilise forcément dans la course mondiale, car nous bénéficions d'une avance technologique sur eux", estime l'entrepreneur auprès de La Tribune.
Voilà donc Amazon en concurrence frontale non seulement avec les géants IBM et Google déjà bien avancés, mais aussi avec de nombreux autres challengers, dont la petite startup française Alice & Bob, qui a déjà le mérite, grâce à sa technologie, de corriger l'un des deux types d'erreurs des calculs quantiques, celui du retournement d'état quantique (quantum state flip). Autrement dit, Alice & Bob, et certainement, bientôt, Amazon, peuvent prendre une petite longueur d'avance sur la concurrence dans cette course trépidante au premier ordinateur quantique.
Sujets les + commentés