L'attente a été très longue, mais le plan de la France sur le quantique, dévoilé ce jeudi 21 janvier par Emmanuel Macron au pôle universitaire de Paris-Saclay, a tapé dans le mille. "J'ai rarement vu une stratégie d'Etat sur une technologie aussi précise, complète, bien ficelée et bien financée. Honnêtement, je suis aux anges", confie à La Tribune Elie Girard, le directeur général du groupe d'informatique Atos, l'un des pionniers mondiaux du quantique. Et il n'est pas le seul : à la différence de la stratégie française sur l'intelligence artificielle, dont l'accueil avait été mitigé, les réactions positives sur le plan quantique de la France sont quasi-unanimes, aussi bien chez les grands groupes que chez les startups, l'écosystème de la recherche publique et les experts du sujet.
Le quantique, la plus grande révolution technologique du XXIè siècle
La stratégie française était pourtant attendue au tournant. Peu connu du grand public, le quantique est considéré par la centaine de spécialistes français tout simplement comme la plus grande rupture technologique du XXIè siècle.
"Le quantique est une révolution dans le sens où c'est la nouvelle ère du numérique", explique la députée (ex-LREM) Paula Forteza, auteure d'un rapport parlementaire de référence. "C'est la démultiplication des capacités de calcul, le fait de pouvoir réaliser, en même temps, un très grand nombre de calculs impossibles à réaliser avec un ordinateur classique", décline-t-elle.
En exploitant les propriétés de la matière à l'échelle de l'infiniment petit (atome, ion, photon, électron...), les technologies quantiques portent la promesse d'ordinateurs qui ridiculiseront les plus puissants des supercalculateurs actuels. Cela signifie que le quantique est promis à briser de nombreux verrous et devrait permettre de s'attaquer enfin à des défis aujourd'hui insolubles.
Dans la santé, cette puissance de calcul devrait permettre de comprendre le fonctionnement et les relations entre les molécules de manière inédite, débouchant sur de nouveaux médicaments, notamment contre le cancer. Le quantique devrait aussi générer une révolution dans la logistique, les transports ou encore l'énergie : il pourrait donc être un allié de poids dans la lutte contre le réchauffement climatique. La finance, la cybersécurité -le chiffrement actuel ne résistera pas longtemps à la puissance de l'ordinateur quantique, d'où la nécessité de basculer dans la cryptographie post-quantique pour assurer la sécurité des télécommunications-, et la défense seront aussi chamboulés. D'où son statut de technologie duale aux Etats-Unis et en Chine -mais pas encore en France-, c'est-à-dire à usage à la fois civil et militaire.
Le défi du quantique est aujourd'hui "d'arriver à faire un pont entre le monde de l'infiniment petit et notre monde physique. On a désormais les technologies qui nous permettent de le faire", et "on est aujourd'hui à une étape où les manipulations de laboratoire sont en train de basculer vers les prototypes", a résumé Emmanuel Macron ce jeudi devant l'écosystème français du quantique réuni sur le plateau de Paris-Saclay.
1,8 milliard d'euros sur cinq ans pour placer la France "dans le top 3 mondial"
C'est parce que les enjeux sont énormes et que la bataille mondiale pour maîtriser ces technologies cruciales fait déjà rage, que le chef de l'Etat lui-même a tenu à annoncer la stratégie de la France sur le quantique. Bonne nouvelle : la feuille de route dévoilée semble avoir écouté les recommandations de l'écosystème. L'investissement national - public et privé - dans les technologies quantiques s'élève à 1,8 milliard d'euros sur cinq ans. Soit davantage que les 1,4 milliard d'euros espérés par les acteurs du secteur en janvier 2020, au moment de la publication du rapport Forteza. D'après Emmanuel Macron, "1,05 milliard d'euros viendront directement de l'Etat". Le reste provient, à hauteur de 200 millions d'euros, de crédits européens, tandis que les acteurs privés complèteront à hauteur de 550 millions d'euros, sans plus de précisions pour l'instant sur la nature de cet investissement.
Cet effort financier représente à lui seul pratiquement un saut quantique : actuellement, l'Etat investit 60 millions d'euros par an pour soutenir la filière d'après le rapport Forteza. Le plan quantique va plus que tripler cette somme, à 200 millions d'euros par an sur les cinq prochaines années. "Cet investissement public est le troisième plus important au monde, derrière la Chine et les Etats-Unis", a insisté le chef de l'Etat.
Un écosystème petit mais complet en France
Dans le détail, la stratégie française se fixe un horizon : faire de la France le premier pays au monde à développer un ordinateur quantique universel, commercialisable auprès tous les secteurs économiques qui en auront besoin. Autrement dit, gagner la course à l'ordinateur quantique. Pour Emmanuel Macron, cet objectif "très ambitieux" n'est pas utopique. "Contrairement à d'autres technologies, nous avons les atouts pour être les meilleurs ou parmi les meilleurs au monde" a martelé le chef de l'Etat.
Effectivement, la France dispose déjà d'un écosystème complet -bien que très petit, mais comme partout-, dans le domaine du quantique. L'excellence de ses laboratoires de recherche -à Saclay, mais aussi le CEA ou encore l'Inria- est reconnue au niveau mondial. Atos est l'une des seules entreprises au monde à commercialiser un simulateur quantique, et d'autres grands groupes -Total, EDF, Safran, Thales...- investissent le sujet et financent des programmes de recherche.
La France dispose également d'une quinzaine de startups spécialisées dans le quantique, dont certaines très solides comme Quandela (photonique quantique), Muquans (instrument de mesure de très haute précision pour le BTP, la prospection pétrolière et la surveillance de volcans), Pasqal (ordinateur quantique par refroidissement d'atomes de rubidium) ou encore Prevision.io et sa technologie "d'apprentissage machine quantique" pour améliorer les intelligences artificielles. C'est très peu bien sûr, mais cela suffit à en faire l'un des pays les mieux dotés de la planète -il y en a une centaine en Europe. Enfin, le fonds d'investissement Quantonation, dirigé par Charles Beigbeder, est le plus actif au monde dans le domaine.
Course à l'ordinateur quantique
L'Etat va donc irriguer de partout pour renforcer cet écosystème, dans le but de placer la France dans le top 3 mondial, aux côtés des Etats-Unis et de la Chine, qui investissent toutefois au moins cinq fois plus que l'Hexagone grâce à leurs entreprises privées. La stratégie nationale insiste sur tous les volets : recherche publique [voir détail des investissements plus bas], course à l'ordinateur quantique (hardware), développement des technologies middleware (le système d'exploitation de l'ordinateur quantique), et applications qui fonctionneront sur le futur ordinateur quantique (le software).
Parmi les crédits alloués figurent 350 millions d'euros pour créer, à l'horizon 2023, un ordinateur quantique hybride -ou "imparfait'- pour les secteurs de la logistique, de la chimie et de l'intelligence artificielle. La recherche pour l'ordinateur quantique universel bénéficiera d'un investissement de 400 millions d'euros. L'Etat compte également verser 250 millions d'euros pour soutenir le développement de nouveaux capteurs quantiques, et 150 millions d'euros seront déployés pour la cryptographie post-quantique.
Du côté de l'investissement dans les startups, d'après nos informations -non confirmées à cette heure par l'Elysée-, Bpifrance sera mobilisé pour investir en fonds de fonds dans les startups du quantique, ce qui engendre habituellement un fort effet de levier de la part des investisseurs privés.
"Une vraie compréhension des enjeux"
Reste désormais la question à laquelle personne n'est capable de répondre : cela suffira-t-il alors que la compétition mondiale s'intensifie sur la guerre technologique ? Contrairement à de nombreux acteurs de l'intelligence artificielle, lucides sur la domination américaine et chinoise sur les principales applications de cette technologie, ceux de l'écosystème français du quantique y croient encore.
"Oui, la France part en retard car la plupart des autres pays - Etats-Unis, Canada, Allemagne, Suisse, Royaume-Uni, Chine...- ont déjà mis en place leur stratégie parfois depuis plusieurs années. Mais les jeux ne sont pas encore faits, loin de là même. On ne sait pas encore quelle technologie va s'imposer dans la bataille de l'ordinateur quantique, les standards restent à construire et la France a des atouts que de nombreux autres pays n'ont pas pour les trouver", relève Nicolas Brien, le directeur général de France Digitale, qui a produit des recommandations pour le plan Macron et qui avait lancé un appel dans La Tribune pour une vraie stratégie européenne ambitieuse sur le quantique.
De son côté, le fonds Quantonation se dit "très agréablement surpris" par la feuille de route française. "L'investissement de Bpifrance en fonds de fonds est une excellente nouvelle pour nous, qui sommes le premier fonds français sur le quantique. Quantonation s'est déjà positionné et si nous en bénéficions cela va créer un gros effet de levier auprès d'autres investisseurs institutionnels, et nous permettre de financer correctement de nombreuses startups dans le quantique qui participent à cette rupture technologique", se réjouit le fondateur et CEO Charles Beigbeder.
Même satisfecit de la part de la recherche publique, à laquelle Emmanuel Macron a promis au total près de 800 millions d'euros d'investissements, y compris sous la forme de création de nouveaux postes pour les chercheurs, et d'une coopération renforcée avec le secteur privé. Enfin, le secteur privé ne cache pas non plus son enthousiasme.
"Le fait que l'annonce vienne du chef de l'Etat lui-même montre une vraie compréhension des enjeux et un pilotage au plus haut niveau, se réjouit Elie Girard, le directeur général d'Atos. C'est essentiel pour vaincre les réticences des grands groupes qui sont aujourd'hui encore trop peu nombreux à se mobiliser sur le sujet.
Le patron d'Atos pointe là ce qui pourrait conditionner le succès de cette stratégie, c'est-à-dire l'effet de levier de ces annonces :
"Il y a cinq ans le quantique était futuriste. Aujourd'hui, ça arrive. J'appelle tous les grands groupes industriels à créer une équipe de cinq personnes pour réfléchir aux problèmes qu'ils n'arrivent pas à résoudre aujourd'hui, par exemple dans l'optimisation de leurs ressources. Prendre en compte la révolution quantique, c'est être compétitif non pas après-demain, mais demain".
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