LA TRIBUNE - Vous êtes membre cofondateur de Gaia-X, mais vous venez de quitter le projet. Pourquoi ?
YANN LECHELLE - Cela fait plusieurs mois que j'y pense, mais la décision s'est prise hier matin, au lancement du sommet Gaia-X. J'ai été interrogé par une chaîne de télévision sur ce que j'attendais de l'événement, et en réfléchissant à la réponse j'ai réalisé que je n'en attends rien du tout. Non pas que le projet ne soit pas intéressant à la base, mais je suis forcé de constater que les promesses initiales ne sont pas tenues et que Gaia-X ne va pas dans le bon sens.
Que lui reprochez-vous ?
Sa gouvernance et sa philosophie. Mon reproche principal est que Gaia-X laisse beaucoup trop de place aux acteurs dominants du marché du cloud, c'est-à-dire les américains [Amazon, Microsoft et Google, Ndlr] et les chinois [Huawei, Alibaba], alors que bâtir un cloud européen répond à un enjeu de souveraineté numérique et d'indépendance stratégique, et devrait être une opportunité de promouvoir et de développer les acteurs européens du secteur.
Quelles promesses n'ont pas été tenues ?
A la base, Gaia-X est une idée allemande de créer un projet d'infrastructure européenne autour de la donnée, afin de davantage maîtriser cet actif très stratégique et acquérir une forme d'autonomie européenne dans le cloud. La France a voulu s'y associer, ce qui a abouti à la création de l'association en 2020, avec 22 cofondateurs dont 11 allemands et 11 français. Du côté français, Scaleway fait partie des membres cofondateurs, tout comme les deux autres leaders européens du cloud, OVHCloud et Outscale. A l'origine, il n'y avait donc que des acteurs européens dans l'initiative.
Mais dès la fin de l'année 2020 il y a eu une volonté d'intégrer les acteurs non-européens, et en mars dernier, le conseil d'administration a décidé de leur ouvrir les portes. Les leaders américains -Amazon, Microsoft, Google, qui s'approprient déjà 69% du marché européen- et chinois -Huawei, Alibaba, ont pu entrer dans le projet. L'idée était de respecter un principe très européen de non-discrimination et de refus du protectionnisme, pour construire un cloud européen sans se couper des technologies qui inondent déjà le marché. C'est également, par ailleurs, la philosophie de la stratégie « cloud de confiance » présentée par Bruno Le Maire en France en mai dernier.
Pourquoi ne pas avoir quitté Gaia-X dès que les Microsoft, Amazon, Huawei et Alibaba l'ont rejoint ?
J'ai menacé de le faire, car pour moi laisser entrer les Américains et les Chinois dans un projet européen revient à se tirer une balle dans le pied. Mais les Allemands ont cherché un consensus auquel j'ai eu envie de croire : en échange de ne pas laisser entrer les acteurs extra-européens au conseil d'administration de Gaia-X, ce qui garantissait une gouvernance préservée et répondait à une exigence des acteurs français, ils ont seulement été intégrés dans le comité technique, ce qui était plutôt cohérent avec le projet.
Puis le conseil d'administration a été renouvelé le 7 juillet. Des personnes avec des liens forts avec les Gafam, parce qu'ils y ont travaillé ou qu'ils ont via leur entreprise des contrats et des partenariats avec eux dans le cloud, ont rejoint le conseil d'administration. De fait, la digue a sauté : les Gafam et les acteurs chinois sont désormais partout dans Gaia-X. Il suffit de voir quels sont les sponsors du Sommet Gaia-X pour réaliser que les acteurs extra-territoriaux sont ici chez eux [Microsoft, Amazon Web Services, Huawei et Alibaba, entre autres, sponsorisent l'événement, Ndlr].
Je pense que le but de Gaia-X devrait être de rééquilibrer la donne en construisant un cloud européen autour des acteurs européens. Mais aujourd'hui Gaia-X va surtout aider Google, Microsoft et Amazon à conforter leurs positions en Europe. Personnellement, je développe Scaleway pour permettre aux administrations et aux entreprises d'avoir une réelle alternative souveraine aux solutions extra-européennes, et je n'ai plus de temps à perdre avec un projet gangrené de l'intérieur par ceux qui veulent nous coloniser. Gaia-X est devenu incompatible avec la notion de souveraineté numérique européenne.
Comment expliquez-vous cette perméabilité de Gaia-X aux acteurs extra-européens et notamment américains ?
En fait le ver était dans le fruit depuis le début. En France, il y a eu un fantasme sur le fait que Gaia-X allait créer un cloud souverain européen. Mais ce n'est pas du tout la genèse du projet, ni l'intention des Allemands.
Il faut comprendre que les plus grands acteurs du cloud en Europe sont tous français -il s'agit d'OVHCloud, d'Outscale et de Scaleway-, mais les Allemands, eux, travaillent essentiellement avec les Américains et veulent continuer. L'enjeu de Gaia-X pour eux est de fédérer les acteurs du cloud pour mieux maîtriser la data, pas de créer un cloud européen souverain. Très tôt, il y a eu la volonté affirmée de ne pas "discriminer" les acteurs non-européens, simplement de se prémunir contre les lois extraterritoriales américaines et chinoises.
C'est pour cela que vous avez cofondé en juin l'European Cloud Industrial Alliance (Euclidia) ?
Oui. Le projet Gaia-X est intéressant mais il n'est pas souverain. Euclidia se veut complémentaire en mettant en avant uniquement des solutions européennes, pour affirmer haut et fort que le Vieux Continent est excellent dans toutes les composantes du cloud : les infrastructures (IaaS), les plateformes de services (PaaS) et les logiciels (SaaS). Au départ l'initiative Euclidia fédérait essentiellement des Français, désormais nous nous sommes élargis à d'autres acteurs européens et il y a actuellement 25 membres dans l'association. Il faut défaire l'idée fausse selon laquelle l'Europe ne peut pas rivaliser avec les Américains et les Chinois dans le cloud. Il est vrai que nous n'avons pas la même profondeur de catalogue qu'un Amazon ou qu'un Microsoft, mais nous pouvons assurer tous les services nécessaires aux entreprises et aux organisations.
La France et l'Europe ont-elles un problème avec la notion de souveraineté numérique ?
Oui. Il n'y a pas, aujourd'hui, de souveraineté numérique européenne. L'idéologie ultralibérale, avec son principe de concurrence libre et de refus du favoritisme donc du protectionnisme, est profondément ancrée en Europe et aussi en France dans le gouvernement actuel. C'est pourquoi on s'interdit un « Small Business Act » qui permettrait pourtant de développer des technologies européennes via la commande publique. Aujourd'hui, moins de 1% des achats publics en Europe sont dirigés vers de la technologie européenne, c'est dramatique.
Pour moi, la souveraineté doit être un équilibre. Si l'Europe refuse le protectionnisme alors les autres doivent le refuser aussi sinon on se tire une balle dans le pied. Les Etats-Unis et la Chine favorisent sans aucun scrupule leurs champions nationaux et c'est normal car la maîtrise des infrastructures et des données est stratégique.
Un cloud européen est-il possible ?
Bien sûr, mais il faut une forte volonté politique. Il faut un Small Business Act et il faut imposer le multi-cloud dans les entreprises, c'est-à-dire le recours à au moins un acteur européen en plus des solutions souvent américaines que les entreprises utilisent. Les alternatives européennes de qualité existent et il est faux d'affirmer le contraire. Ces deux décisions créeraient un appel d'air incroyable, dynamiseraient la filière et créeraient des emplois. J'aimerais que les acteurs européens du cloud répondent à 30% de la demande européenne, mais nous sommes aujourd'hui au-dessous de 10% du marché ce qui est insuffisant.
Propos recueillis par Sylvain Rolland
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