L'histoire hors du commun de Zenly, champion français des réseaux sociaux coupé net dans son élan

En avril, le réseau social de la cartographie Zenly déployait une mise à jour ambitieuse, accompagnée d'une refonte graphique et de nouvelles fonctionnalités. L'équipe obtenait de la société mère Snap des primes et revalorisations de salaires pour célébrer sa croissance rapide. 5 mois plus tard, les 70 employés, basés à Paris, sont licenciés brutalement, et l'app s'apprête à fermer. Pourtant, elle semblait poursuivre une trajectoire de croissance remarquable, initiée en 2015 et appuyée par une technologie inédite. Récit.
François Manens
En 2017, l'américain Snapchat s'offre la pépite française Zenly.
En 2017, l'américain Snapchat s'offre la pépite française Zenly. (Crédits : Zenly)

En tranchant dans ses effectifs pour compenser ses difficultés financières, Snap a fait une victime : le réseau social français Zenly, qu'il avait acheté pour 300 millions de dollars en 2017. L'intégralité des plus de 70 salariés en charge de l'application, basés à Paris, sont licenciés. L'application devrait disparaître de l'App Store et du Play Store dans les semaines à venir, et son service, utilisé par plus de 40 millions de personnes chaque mois, dont 15 millions tous les jours, va s'arrêter.

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Selon nos informations, la direction de l'entreprise américaine a refusé de céder son bien, par peur qu'il s'affirme comme un concurrent. Un choix étonnant d'un point de vue financier : si le modèle économique de l'application est inexistant, elle rencontrait en revanche un certain succès auprès des utilisateurs, et la technologie de géolocalisation sur laquelle elle s'est construite représentait un véritable atout.

Preuve de ses ambitions et de sa bonne santé, le réseau social s'était même offert une mise à jour ambitieuse en avril. Mais avec cette fin annoncée, il ne pourra pas voir jusqu'où cette nouvelle identité aurait pu l'amener. Retour sur un succès technologique français, coupé net dans son élan.

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Une prouesse technologique made in France

A sa création en 2011, la startup avait un autre nom, Alert.us, et un autre produit : une application destinée aux parents pour surveiller leurs enfants. Les deux cofondateurs, Antoine Martin et Alexis Bonillo, sont l'époque déjà persuadés de l'intérêt de la géolocalisation en temps réel. Mais ils n'ont pas visé le bon marché, et surtout, leur technologie n'est pas encore au point : l'app consomme beaucoup trop de batterie. Face à ce premier échec, les dirigeants décident de pivoter, c'est-à-dire de changer de modèle, tout en gardant leurs convictions technologiques.

En 2013, ils repartent donc pour trois ans de recherche et développement à l'aide d'une levée de fonds de 2 millions d'euros. Leur objectif : mettre au point un outil de géolocalisation précis, qui puisse fonctionner en permanence en arrière-plan, sans trop puiser dans la batterie du smartphone. Après une période de doutes, les fondateurs recrutent en août 2014 un ancien d'Apple, Laurent Cerveau, au poste de Chief Technology Officer (CTO) et s'entourent de développeurs qui ont fait leurs gammes dans les entreprises américaines. Leur pari fonctionne : la startup française réussit à créer un outil de géolocalisation très peu énergivore, là où les géants américains Facebook et Google peinent encore.

Inspirés par le succès de Snapchat, ils décident d'exploiter cette technologie dans un réseau social, construit autour d'une carte où chacun peut voir la position (et le pourcentage de batterie de smartphone) de ses amis et de sa famille en temps réel. Lancée en version bêta en 2015, leur nouvelle application prend le nom de Zenly, affiche un logo coloré en forme de glace et vise clairement un public jeune. Plus précisément, les dirigeants s'adressent aux adolescents de la "Génération Z", nés entre la fin des années 90 et le début des années 2000. Une génération qui a grandi avec les smartphones et qui se montre moins réticente que les plus anciennes à l'idée de partager sa localisation en temps réel.

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Le "Snapchat français" acheté par Snapchat

Le nouveau projet plaît, et Zenly gagne rapidement le surnom de "Snapchat français". Xavier Niel repère le potentiel et investit dans un tour de table de 10 millions mené par le fonds français IDInvest. Dans la foulée, la startup installe un bureau dans la Silicon Valley et ses dirigeants font la connaissance d'Evan Spiegel, le fondateur de... Snapchat. Grâce à cette présence aux Etats-Unis, en septembre 2016, à peine quelques mois après sa première levée, la jeune pousse boucle un second tour de table, de 20 millions d'euros. Cette fois, il est mené par un fond américain, le réputé Benchmark Capital, qui vient de miser avec succès sur Snapchat, Twitter ou encore Instagram, suivi par d'autres noms clinquants. Zenly a déjà 1,5 million d'utilisateurs, et Alexis Bonillo déclare alors que l'entreprise « entre dans la cour des grands ». Mais elle n'y restera pas longtemps.

A l'été 2017, Snapchat, fraîchement entré en Bourse, pose environ 300 millions de dollars (270 millions d'euros à l'époque) sur la table pour s'offrir la pépite. Zenly valide ainsi son pivot par l'un des "exit" [fin de vie d'une startup par un rachat ou une entrée en Bourse, ndlr] les plus rapides et spectaculaires de l'histoire de la French Tech. Les observateurs regrettent qu'une nouvelle pépite française intègre le giron américain. Mais à l'époque, le capital-risque français ne permettait pas d'accompagner les startups aussi loin qu'aujourd'hui, et les fonds étrangers en France étaient peu nombreux. Détail important : lors de l'annonce de l'acquisition, Snapchat présente également une nouvelle fonctionnalité, la Snap Map - dont le principe se rapproche de celui de Zenly, mais avec une technologie différente -, qui va rencontrer un succès tonitruant.

A ce moment, la désormais ex-startup française vient de passer la barre des 4 millions d'utilisateurs (dont seulement 120.000 actifs quotidiennement) et compte 39 employés. L'année précédente, elle avait laissé entrevoir son potentiel de croissance en attirant plus d'un million d'utilisateurs supplémentaires en trois mois. Une performance qui passerait aujourd'hui presque inaperçue avec les nouveaux standards affichés par TikTok, mais qui était remarquable en 2016. Comme Facebook avec Instagram, Snapchat décide de laisser à Zenly son indépendance. Les deux applications restent dissociées, et l'intégralité des équipes reste à Paris.

De 4 à 40 millions d'utilisateurs en six ans

En mai 2016, avant la seconde levée de fonds, Alexis Bonillo concède que l'application Zenly n'a pas encore de véritable modèle économique. Pour l'heure, elle vise avant tout la croissance d'utilisateurs : « on ne se pose pas la question de la monétisation pour le moment. Il y a eu trop d'exemples de startups françaises, versus des startups américaines, à qui on a demandé de se monétiser beaucoup trop tôt alors qu'elles n'avaient pas encore la masse critique d'utilisateurs. »

Six ans plus tard, Zenly revendique plus de 35 millions d'utilisateurs actifs par mois au printemps - 40 millions aujourd'hui - et s'affiche régulièrement dans les top 10 des applications les plus téléchargées dans la catégorie des réseaux sociaux. Dans certains marchés comme le Japon, la Russie ou encore le Brésil et l'Indonésie, elle craque même régulièrement le top 3. Un succès certain, même s'il fait pâle figure face à l'ascension fulgurante de TikTok, qui a très rapidement dépassé le milliard d'utilisateurs.

Pour exposer son succès, attirer et conserver les talents, Zenly investit en 2018 dans des locaux - baptisés "Silicon Bastille" - de 1.500 m2 sur quatre étages dans le 11e arrondissement de Paris, l'un des plus branchés de la capitale. L'entreprise s'est construite une image de marque très appréciée, et il est facile d'oublier qu'elle est devenue une filiale de Snapchat.

En 2020, si le Covid permet aux réseaux sociaux de gagner de nombreux nouveaux utilisateurs, ce n'est pas le cas pour Zenly, qui met en valeur les déplacements (interdits pendant les confinements) et les rencontres (déconseillées) entre ses utilisateurs. Mais l'entreprise ne chôme pas, et se prépare pour le retour à la vie normale.

Des employés fraîchement recrutés déjà licenciés

En avril 2022, elle déploie une grande mise à jour, accompagnée d'une refonte graphique. Finis les graphismes très colorés et presque enfantins, l'application mise sur un design plus épuré et presque futuriste. La mise à jour vient avec son lot de nouvelles fonctionnalités : un moteur de recherche pour les lieux, un outil pour épingler ses endroits favoris, ou encore un outil de suggestion de visites en fonction des lieux fréquentés par ses amis. En parallèle, le cofondateur et CEO Antoine Martin annonce son départ, qu'il justifie alors par une simple volonté d'évolution de carrière. Il n'est pas remplacé, et c'est le CEO de Snap Evan Spiegel qui devient également CEO de Zenly.

Un mois plus tard, la startup présente son outil de cartographie, résultat d'un travail interne de trois ans. Il commence par l'utiliser pour modéliser en 3D les grandes villes prisées par ses utilisateurs comme Paris, Tokyo et New York. Son objectif : créer des cartes plus attrayantes que celles très sobres de Google Maps ou Plans (Apple).

Bref, Zenly ne montrait aucun signe de ralentissement, bien au contraire. Des sources internes à l'entreprise ont d'ailleurs précisé à La Tribune que de nouveaux employés venaient d'être intégrés à l'équipe et que des recrutements étaient en cours.

Des pertes de 422 millions de dollars en trois mois

Sauf qu'en parallèle, l'écosystème de la tech américaine traverse une très mauvaise passe, et Snap en subit les effets avec une virulence particulière, étant en première ligne de la réduction des budgets publicitaires. En conséquence, son cours s'est effondré de plus de 75% depuis le début de l'année. Et surtout, ses résultats du deuxième trimestre, publiés en juillet, se sont avérés catastrophiques avec la pire croissance de son histoire et des pertes de 422 millions de dollars en trois mois. Là où les autres géants de la tech ralentissent ou gèlent les recrutements, Snap a quant à lui décidé de sabrer 20% de ses effectifs, soit plus de 1.300 employés, pour réduire drastiquement ses coûts.

Dans cette opération, Zenly est donc une victime collatérale. D'après une source interne, le réseau social coûterait entre 40 et 60 millions d'euros par an à Snap, mais ne rapporte rien, faute de monétisation. « Zenly ne propose pas de pub, ni d'abonnement, ne collecte pas de datas. Rien. On a proposé maintes fois à Snap des stratégies de monétisation, mais ils n'ont jamais voulu », regrette un employé. Dans sa déclaration à l'autorité américaine des marchés, la SEC, la société mère, indique sobrement qu'elle ferme Zenly pour se concentrer sur Snap Map, l'outil ressemblant, mais moins développé et intégré à Snapchat. Plutôt que d'essayer de revendre la pépite française, l'entreprise américaine a préféré la fermer, par crainte qu'elle devienne un concurrent. Snap a ainsi mis fin à l'une des success stories les plus remarquables de l'histoire de la tech française.

François Manens

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Commentaires 3
à écrit le 04/09/2022 à 23:31
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Malheureusement c'est le sort réservé à une majorité de société racheté par les boîtes américaines. on commence à licencier à récupérer une partie de l'activité et on ferme tout même si l'on perd l'investissement.les français n'ont toujours pas comp...

à écrit le 03/09/2022 à 17:28
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C'est le revers de l'attractivité de la France. En "investissant" dans notre pays, nos concurrents peuvent détruire tout ce qui pourrait nous donner un avantage économique. Sans parler de la perte de motivation et de compétences que cela produit sur ...

à écrit le 02/09/2022 à 16:28
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C'est un sabordage, on coule le navire pour que l’ennemi ne s'en empare pas. L'état devrait faire jouer une sorte de droit de préemption et céder rapidement l'entreprise à un opérateur qui pourrait être intéressé.

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