Twitter : pourquoi Elon Musk entretient l'idée de créer un Internet alternatif libéré d'Apple et de Google

La croisade d'Elon Musk pour une liberté d'expression totale pourrait entrer en conflit non seulement avec la loi, mais aussi avec les règles d'Apple et de Google, dont les systèmes d'exploitation gèrent 99% des smartphones dans le monde... et qui ont donc droit de mort sur les applications qu'ils hébergent. Cette menace dormante a poussé le nouveau patron de Twitter, qui souhaite en faire une « app universelle » où l'on pourrait tout faire, à ressortir de son chapeau l'idée de bâtir lui-même un écosystème mobile alternatif. Mais Twitter risque-t-il vraiment de se faire bannir ? Pourquoi Elon Musk veut-il un Internet alternatif et peut-il le construire ? La Tribune fait le point.
Sylvain Rolland
Twitter risque-t-il vraiment de se faire bannir par Google et Apple ?
Twitter risque-t-il vraiment de se faire bannir par Google et Apple ? (Crédits : Dado Ruvic)

«  J'espère vraiment qu'on n'en arrivera pas là, mais oui, s'il n'y a pas d'autre choix, je ferai un téléphone alternatif  ». En un tweet, Elon Musk a ressuscité ce week-end une vieille arlésienne : et si l'entrepreneur créait un troisième système d'exploitation (OS) mobile, concurrent de celui d'Apple (iOS) et de Google (Android), qui équipent 99% des smartphones dans le monde ?

L'entrepreneur milliardaire - dont la fortune a fondu de 100 milliards de dollars en 2022 à cause de la chute de Tesla en Bourse liée en partie au rachat de Twitter - répondait à un tweet de la très conservatrice Liz Wheeler, une célèbre commentatrice politique américaine. Celle-ci ravivait la menace ultime pour tout développeur d'application mobile : l'exclusion de l'App Store et du Google Play Store, les magasins applicatifs d'Apple et de Google. « Si Apple et Google virent Twitter de leur magasin applicatif, @ElonMusk devrait produire son propre smartphone. La moitié du pays serait ravie de jeter les iPhone et Adroid biaisés et sur écoute. L'homme envoie des roquettes sur Mars, un petit smartphone de rien du tout devrait être facile, non ? », a-t-elle tweeté.

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Une dépendance réelle à Apple et Google

Comme toutes les entreprises qui proposent des applications sur mobile, Twitter est dépendant de fait à Apple et Google, tout simplement pour accéder au marché. Deux tiers des internautes utilisent leur mobile pour naviguer sur Internet. Et même s'il est possible d'accéder à Twitter via un navigateur, l'immense majorité des utilisateurs préfèrent utiliser une application, garante d'une expérience plus fluide. Sur iOS comme sur Android, les applications doivent être téléchargées via un magasin : l'App Store sur iPhone, le Google Play Store ou l'un de ses équivalents sur les autres smartphones.

Les « stores » sont donc la porte d'entrée de toute application sur smartphone, ce qui place Apple et Google dans un duopole de fait, puisque tous les smartphones du marché fonctionnent soit sous Android (78% des smartphones), soit sous iOS (22%). Mais pour avoir le droit de figurer dans l'App Store ou le Google Play Store, il faut respecter les règles fixées par Apple et Google. La plupart sont d'ordre technique : s'assurer que les applications proposent un niveau de cybersécurité suffisant. D'autres sont légales : les médias sociaux comme Twitter doivent respecter la loi et avoir une modération pour empêcher au maximum les discours de haine et la manipulation de l'information. Enfin, d'autres sont commerciales : comme les autoroutes, Apple et Google font payer le péage dans le sens où pour accéder au marché, les applications doivent accepter une commission sur tous les achats réalisés in-app. Ainsi, jusqu'à 30% du chiffre d'affaires de chaque application revient dans la poche des deux géants, ce qui commence à poser de sérieux problèmes de concurrence aux régulateurs en Europe et aux Etats-Unis.

Apple et Google bannissent régulièrement des applications qui ne respectent pas, selon eux, leurs conditions d'utilisation. La plupart pour des raisons de cybersécurité, mais certaines, comme les réseaux sociaux d'extrême-droite Gab et Parler, parce qu'ils ne respectent pas la loi en incitant à la haine et ne modérant pas les contenus. D'où l'accusation brandie par l'alternative right américaine et par tous les partisans d'une liberté d'expression totale (donc non régulée), selon laquelle Apple et Google serait « biaisés ».

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Elon Musk peut-il construire un OS alternatif ?

Elon Musk fait partie de ces contempteurs, à tel point qu'il avait déjà suggéré qu'il pourrait construire un écosystème mobile alternatif... Avant de rejeter l'idée car les smartphones seraient des « terminaux du passé ». La raison ? Musk croit que les smartphones, tablettes ou encore montres connectées seront remplacés par les implants neuronaux, qui établiront des interactions directes entre les hommes et les machines. C'est d'ailleurs le but de sa startup Neuralink.

Malgré tout, Elon Musk est déjà dans le business des systèmes d'exploitation avec son autre entreprise, Tesla. Le géant de la voiture électrique a développé son propre système d'exploitation pour équiper ses véhicules. Mais il s'agit d'un OS industriel comme il en existe beaucoup, ce qui signifie qu'il est conçu spécifiquement et pour un seul usage en écosystème fermé.

En théorie, il n'est donc pas impossible pour Elon Musk de créer un nouvel OS, puisqu'il en a déjà l'expérience avec Tesla. Sauf que c'est très improbable en pratique : créer un système d'exploitation dit « généraliste », concurrent à iOS et Android, est infiniment plus complexe, long et coûteux, que construire un OS industriel.

« Créer un système d'exploitation généraliste complet nécessiterait au minimum vingt à vingt-cinq ans d'un investissement financier majeur, et des compétences rares dans le monde. Il s'agit de millions de lignes de code. L'équivalent de milliers de livres qu'il faut écrire avec une histoire qui s'enchaîne de la première à la dernière page », nous expliquait Jean-Romain Lhomme, le CEO de la startup française Hyperpanel, qui propose un OS industriel pour l'Internet des objets.

De plus, pour se passer d'Apple et de Google, Elon Musk devrait non seulement construire un OS généraliste, mais aussi tout l'écosystème qui va avec, c'est-à-dire le magasin applicatif et le smartphone. Surtout, il devra pousser les développeurs d'applications à créer des applications spécifiquement pour ce nouvel environnement numérique... Or, c'est précisément la raison pour laquelle Microsoft s'est spectaculairement cassé les dents avec son Windows Phone et son propre OS mobile: trop peu d'applications étaient développées pour lui, les entreprises privilégiant les acteurs dominants -Apple et Google- pour réduire leurs coûts. Amazon ou encore Samsung, entre autres, ont eux aussi tenté, sans succès, de créer leur plateforme mobile alternative. C'est le serpent qui se mord la queue : un OS ne peut pas survivre sans utilisateurs, mais les utilisateurs ne migrent pas d'un environnement numérique à un autre sans l'assurance d'y retrouver la même qualité et diversité de services... qui ne sont pas là par manque d'utilisateurs.

C'est le fameux effet de réseau propre au numérique : Apple et Google jouissent d'une telle position dominante que les déloger par le seul jeu de la concurrence semble illusoire. Seule une nouvelle rupture technologique qui viendrait remplacer les smartphones semble de nature à rebattre les cartes. Et cela semble être le pari d'Elon Musk à moyen terme, lui qui pronostique la fin des terminaux actuels, le succès de l'Internet décentralisé, les interactions hommes/machines, et qui souhaite transformer Twitter en « application universelle » dans laquelle il serait possible de communiquer, acheter, jouer et se divertir. Comme un mini-Internet dans Internet, en somme.

Lire aussi"Il faut casser le duopole d'Apple et Google sur les app stores" Meghan DiMuzio, Coalition App for Fairness

Twitter risque-t-il vraiment de se faire bannir ?

Alors, si créer un OS paraît si difficile, pourquoi Elon Musk agite-t-il une telle « menace » ? Déjà parce qu'il est bénéfique pour lui de saisir chaque opportunité de critiquer le duopole Apple/Google. Leur position dominante pose problème à l'ensemble de l'industrie des développeurs d'applications, comme l'a illustré le très symbolique procès Apple contre Epic Games. Twitter, comme toutes les applications, voit ses revenus ponctionnés d'environ 30% pour tout achat in-app. Ce n'était pas un problème quand le réseau social misait uniquement sur la publicité, qui pèse 90% de son chiffre d'affaires. Mais désormais, Elon Musk veut faire de Twitter un service d'abonnement payant à 8 dollars par mois. Soit 2,4 dollars dans la poche d'Apple et de Google. Elon Musk rejoint donc la fronde anti-App Stores essentiellement pour des raisons économiques.

Twitter fait également partie des rares entreprises qui peuvent se permettre de critiquer ouvertement la position dominante d'Apple et de Google sur mobile. La plupart des applications se taisent car elles ont peur des conséquences si elles osaient taper sur la main qui les nourrissent. Mais Twitter est un média social utilisé par 250 millions de personnes par jour, considéré comme indispensable pour la communication de nombreux gouvernements, organisations et entreprises -dont  Apple et Google-, et qui est un véritable acteur du débat démocratique. Autrement dit, Twitter pèse trop lourd, Apple et Google y réfléchiront à deux fois avant de supprimer l'oiseau bleu de leur magasin applicatif.

Elon Musk peut donc les critiquer et les menacer de venir directement les concurrencer, également car les obligations de modération qu'imposent Apple et Google vont à l'encontre de sa conception radicale de la liberté d'expression. Cela fait donc partie de son combat politique.

Enfin, Elon Musk sort les griffes car Apple et Google peuvent réellement couler Twitter si celui-ci se dégrade trop. Or, le renvoi de plus de 80% des effectifs de l'entreprise en moins d'un mois, dont une grande partie des modérateurs, pose de sérieuses questions sur la capacité de Twitter à fonctionner de manière suffisamment sécurisée pour l'utilisateur, et à modérer efficacement les contenus.

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 Les législateurs aux Etats-Unis comme en Europe s'en sont déjà inquiétés. « L'oiseau volera en respectant nos règles européennes », a mis en garde Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur, en réponse directe à Elon Musk qui claironnait que « l'oiseau est libéré » sous sa direction. Et l'histoire a montré qu'Apple et Google sont capables de bannir des médias sociaux non-modérés avec Gab et Parler -ce dernier a depuis réalisé des aménagements cosmétiques mais suffisants pour réintégrer l'App Store.

Autrement dit, le bannissement de Twitter est une réelle possibilité. Celle-ci refait surface en partie car Phil Schiller, le responsable de l'App Store chez Apple, a décidé de désactiver son compte Twitter personnel suite au rachat par Elon Musk. Yoel Torh, qui dirigeait la branche « confiance et sécurité » de Twitter avant d'être brutalement renvoyé par Elon Musk en novembre, a également mis en garde le réseau social sur son incapacité à remplir les obligations des deux géants du mobile.

Mais pour l'instant, ni Apple ni Google n'ont indiqué qu'ils envisageaient une mesure si drastique. Les voilà désormais prévenus par Elon Musk que, dans le cas où ils s'engageraient sur cette voie, ils déclencheraient une véritable guerre politique et économique.

Lire aussiPaiement sur Twitter : Elon Musk fait le premier pas vers son « app universelle »

Sylvain Rolland

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Commentaires 10
à écrit le 28/11/2022 à 21:03
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Merci pour votre lecture et vos réflexions !

à écrit le 28/11/2022 à 21:02
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Ils vont devoir travailler dur les développeurs s'ils veulent créer un nouvel OS, enfin, Système d'Exploitation. A une époque BeOS était novateur mais a fait pschiiit (un OS sans applications, c'est stérile, et les applications ça demande du temps. A...

le 28/11/2022 à 23:30
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On pourrait ajouter qu'à l'époque où BeOS faisait pschitt, il en allait de même de l'ambition de Microsoft de créer un Internet alternatif alors qu'il est peu probable de revoir un jour une entreprise dominer le marché du système d'exploitation comme...

à écrit le 28/11/2022 à 17:37
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Peut on faire plus confiance à Musk qu'aux autres? Tesla et Space X ont ils de l'avenir dans un environnement Musk ? J'en doute, ma réponse est NON. Trop de vents contraires.

à écrit le 28/11/2022 à 17:10
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Peut on faire plus confiance à Musk qu'aux autres? Tesla et Space X ont ils de l'avenir dans un environnement Musk ? J'en doute, ma réponse est NON. Trop de vents contraires.

à écrit le 28/11/2022 à 16:24
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Pourquoi les gauchistes tremblent-ils à l'idée que la liberté d'expression revienne sur le devant de la scène ? Je pose la question faussement naïve : auraient-ils, par le plus grand des hasards, des choses à se reprocher (affaireS Epstein et PC d'Hu...

le 28/11/2022 à 17:09
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C'est juste humain. Quand on a constitué un semi-monopole qui y renoncerait de son gré? Gramsci et Chomsky ont compris que qui contrôle la culture et l'information contrôle tout.

à écrit le 28/11/2022 à 15:44
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L'article pose des questions vraiment fondamentales. Je ne vois pas Musk créer son propre OS, ce qui est dit dans l'article sur la complexité de parcourir cette voie et sur l'exemple de Microsoft est suffisant. Je peux seulement imaginer que Musk s...

le 29/11/2022 à 12:37
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Le problème, c'est que "les gens" sont capables d'accepter n'importe quoi ! "Fuidité" !!! n'importe quoi. Votre souhait existe: il y a (au moins) un navigateur multiplateforme qui, outre le fait de bien fonctionner, filtre les pubs en les excluant. M...

le 29/11/2022 à 15:28
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Un com censé. +1 .. Les bovidés n'ayant " dieu " que thinck different.. pour brouter dans la même décharge publique.

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