Tom Siebel : « La clef de la transformation numérique réside dans la simplicité »

ENTRETIEN. Tom Siebel, CEO de C3, vient de publier « Digital transformation ». Il explique comment son entreprise fournit des services de pointe à ses partenaires en analysant les données issues des objets connectés.
Tom Siebel, CEO de C3
Tom Siebel, CEO de C3 (Crédits : C3.ai)

LA TRIBUNE - Si l'Internet des objets est aujourd'hui sur toutes les lèvres, c'était loin d'être le cas il y a dix ans, au moment où vous avez décidé de créer C3, entreprise spécialisée dans l'analyse des données issues de ces objets intelligents. Qu'est-ce qui, à l'époque, vous a conduit à investir ce domaine ?

TOM SIEBEL - Nous avions acquis la conviction qu'un panel de nouvelles technologies, dont le cloud, le traitement des masses de données, l'Internet des objets et l'intelligence artificielle, allaient entraîner des transformations profondes dans l'économie, et permettre de résoudre des problèmes qui n'avaient encore jamais pu être traités auparavant. Nous avons donc voulu proposer une plateforme logicielle qui permette aux entreprises de concevoir, développer, opérer et entretenir des applications qui tirent profit de ces technologies. En commençant par l'énergie.

Pourquoi ce secteur en particulier ?

C'est un domaine clef, pour l'économie et la société dans son ensemble : en améliorant le fonctionnement de l'industrie de l'énergie, on apporte d'immenses bénéfices à la collectivité. Et nous pensions pouvoir apporter une contribution importante en la matière. L'idée étant d'utiliser le logiciel pour déployer des applications sur la grille énergétique, afin de produire de l'énergie de manière plus sûre, à un coût plus bas, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre et la vulnérabilité de la grille aux cyberattaques. Nous avons ainsi commencé à travailler avec un certain nombre d'énergéticiens dans ce sens.

Lesquels, par exemple ?

Notre projet le plus ambitieux a été mis en oeuvre avec Enel, le plus important producteur d'énergie géothermique au monde. En Italie et en Espagne, ils totalisent pas moins de 42 millions de compteurs intelligents intégrés à leur grille énergétique. Nous avons agrégé les données collectées par ces derniers, ainsi que par 30 millions de capteurs supplémentaires et par leur système d'information, ce qui donne au total des milliards de données que nous traitons en temps réel, au moment de leur apparition, à l'aide d'algorithmes d'apprentissage machine.

Un tel dispositif constitue d'abord un puissant outil au service de la détection des fraudes. Le vol d'énergie est une pratique beaucoup plus courante qu'on ne l'imagine, et dans certaines régions, comme la Sicile, c'est un véritable fléau. Particuliers et entreprises s'y adonnent massivement. Or, grâce à nos analytiques, nous sommes désormais capables de dire à Enel qui vole de l'énergie et de quelle manière. La seconde application principale réside dans la maintenance prédictive. Nous sommes en mesure de surveiller en temps réel les millions de kilomètres de câbles électriques, de transformateurs, de sous-stations et de réenclencheurs, pour identifier les risques de panne avec un important niveau de précision.

Nous pouvons par exemple affirmer que « ce transformateur dans la banlieue de Rome a 90 % de chances de lâcher au cours des trente prochains jours ». On peut ainsi éviter d'importantes déconvenues : lorsqu'un transformateur brûle, par exemple, comme cela s'est produit à New York en juin dernier, plusieurs quartiers peuvent se retrouver privés d'électricité pendant des heures, avec un coût économique et humain considérable. Lorsqu'un hôpital est privé de courant, ce sont des vies humaines qui sont en jeu ! La maintenance prédictive permet d'éviter que ce type de panne ne se produise, et apporte donc des bénéfices considérables à la société.

Vous êtes également actifs dans l'industrie pétrolière.

En effet. Nous avons mis en place un dispositif similaire avec Shell. Ils possèdent plus d'un demi-million de valves, qui modulent la vitesse à laquelle un liquide ou un gaz passe à travers un tuyau. Si l'une d'entre elles ne s'ouvre ou ne se ferme pas au bon moment, cela peut entraîner d'importantes complications. Et grâce à un total de deux millions de modèles d'apprentissage machine, nous sommes capables de prédire ces défaillances. Nous faisons également de la maintenance prédictive sur leurs plateformes pétrolières, où le moindre incident peut se traduire par un véritable désastre écologique.

En outre, nous avons récemment mis en place une coentreprise avec Baker Hughes, une société américaine très active dans le forage pétrolier. En appliquant nos algorithmes d'intelligence artificielle aux données qu'ils possèdent sur la nature des sols et des roches, nous sommes capables de prédire à l'avance si un puits de forage risque d'avoir un rendement faible, et donc de leur indiquer qu'il vaut mieux creuser ailleurs. Forer représente un investissement qui se compte en millions de dollars, il vaut donc mieux être certain qu'il s'avérera rentable ! Grâce à nos algorithmes, c'est désormais possible.

Par la suite, vous avez commencé à cibler d'autres secteurs, au-delà de l'énergie...

En effet. Autour de 2016, nous avons pris conscience du fait que nous pouvions réutiliser les techniques d'analyse prédictive déployées autour de l'énergie dans d'autres domaines : l'industrie, mais aussi les transports, la smart city, ou encore la banque. Nous travaillons, par exemple, avec Bank of America, afin de surveiller la satisfaction client dans leur branche entreprise, où les clients ne sont pas des individus comme vous et moi, mais des groupes comme EDF, Cisco, ou encore Apple. La perte d'un compte représente donc un gouffre financier considérable, qu'il faut éviter à tout prix. Or, en faisant de l'analyse de données, nous sommes capables de repérer des motifs, des scenarii qui se reproduisent fréquemment et conduisent au départ d'un client. On peut ainsi identifier les comptes qui ont de bonnes chances de quitter la banque.

Fort de cette information, le service client peut alors agir de manière proactive pour aller au-devant de ces profils à risque, voir avec eux ce qui ne va pas et comment ils peuvent mieux les satisfaire, pour éviter qu'ils ne partent. La même technique peut être appliquée dans les télécoms, ou les compagnies aériennes, pour leurs programmes de fidélité. À terme, je pense que pratiquement tous les domaines seront transformés par ces nouvelles méthodes, qui sont très faciles à déployer. Qu'il s'agisse des infrastructures de Caterpillar, de l'US Air Force ou de Bank of America, c'est le même logiciel que nous déployons, pour traiter des problèmes pourtant très différents les uns des autres.

Votre histoire est donc très liée à celle du cloud et du logiciel en tant que service (SaaS)...

Nous avons en effet dès le départ adopté le SaaS, qui, au moment où nous nous sommes lancés, commençait tout juste à être disponible sur le cloud public. Aujourd'hui, nous fonctionnons sur AWS, Google Cloud, Azure, ainsi que sur site. L'élasticité du cloud constitue une véritable révolution dans le monde de l'informatique. On n'est plus cantonné aux capacités d'un seul ordinateur, on a désormais la possibilité de multiplier la puissance informatique en cas de besoin, pour revenir ensuite à capacité normale une fois le pic passé.

Ce qui représente des économies considérables, puisqu'il n'est plus nécessaire de construire un ordinateur de la taille d'un immeuble qui ne sera utilisé à pleine capacité que de manière très épisodique. C'est pourquoi je pense que d'ici dix ans, plus personne n'aura de centres de données, tout se passera sur le cloud. Les coûts sont tout simplement trop bas, et la compétition entre Amazon, Microsoft et Google les tire encore à la baisse.

N'y aura-t-il pas malgré tout des facteurs qui inciteront à stocker certaines données sur site plutôt que sur le cloud, comme le risque de cyberattaques ou la souveraineté des données ?

Il y aura bien sûr quelques exceptions : les zones qui sont privées de connexion Internet, comme par exemple la mer de Béring, ou encore les plateformes pétrolières. Pour ce qui est de la cybersécurité, les données sont d'ores et déjà plus à l'abri sur le cloud que derrière un pare-feu. Et le cloud n'est pas non plus incompatible avec la souveraineté des données. D'une part, les grands fournisseurs permettent aujourd'hui à leurs clients de choisir les zones géographiques où leurs données sont stockées.

D'autre part, tous les fournisseurs cloud ne sont pas américains, l'Allemagne possède son propre fournisseur, SAP, la France aussi, avec OVH, même le Québec possède son propre cloud ! Le cloud progresse du reste encore plus vite que je ne l'avais anticipé. Il y a encore quelques années, chaque grande entreprise affirmait que ses données ne seraient jamais mises sur un cloud public. Aujourd'hui, toutes s'efforcent de déployer l'intégralité de leurs applications sur le cloud le plus rapidement possible.

Le cloud fait partie des technologies dont, il y a dix ans, vous avez su prédire qu'elles changeraient le monde. Aujourd'hui, voyez-vous se profiler d'autres technologies qui pourraient jouer le même rôle au cours des dix années à venir ?

La blockchain et l'informatique quantique constituent deux sérieux candidats. L'intelligence artificielle est également loin d'être arrivée au bout de ses capacités, et nous mobilisons notamment de nombreuses ressources autour de l'apprentissage profond. Beaucoup d'efforts sont également déployés autour de l'informatique à la périphérie, pour traiter les données directement sur l'appareil, plutôt que de manière centralisée.

Est-ce pour tâcher de décrypter ce futur qui se profile que vous venez de publier votre livre, Digital transformation, dix ans après avoir créé C3 ?

L'idée de ce livre est partie d'un constat. En discutant avec des dirigeants d'entreprise du monde entier, je me suis rendu compte que l'expression « transformation numérique » finissait toujours par survenir dans la conversation. Celle-ci me laissait quelque peu perplexe : « numérique » par opposition à quoi ? Transformation analogique ? Je me suis donc mis à demander des précisions, et il est vite apparu que personne ne s'entendait sur la signification de cette expression. C'est ce qui m'a donné l'idée d'écrire ce livre, pour un public de dirigeants d'entreprises et de managers, afin de définir ce qu'est la transformation numérique, pourquoi c'est important et comment la réussir. J'y cite un certain nombre d'entreprises qui ont, selon moi, réussi (Engie) ou au contraire raté leur transition numérique (General Electric), en identifiant les différences clefs.

Et, outre le fait de lire votre livre, quels conseils prodiguez-vous aux dirigeants qui veulent réussir cette transformation ?

Un point commun à toutes les entreprises qui réussissent leur transition numérique, c'est que, chaque fois, le dirigeant est directement impliqué dans cette transformation. C'est le cas d'Isabelle Kocher, chez Engie, ou encore d'Andrew Wilson, à l'US Air Force. Ces personnes prennent le temps de lire abondamment sur le sujet et de s'entourer de conseillers avisés (Jacques Attali, par exemple, dans le cas d'Isabelle Kocher). Enfin, ces dirigeants qui réussissent évitent les projets faramineux qui n'aboutiront jamais (comme GE Digital, un désastre à plusieurs milliards de dollars) au profit de programmes plus modestes, à un horizon de six ou douze mois, dont on peut facilement mesurer la progression et qui apportent des retombées économiques directes, ainsi que des bénéfices pour la collectivité. C'est ce que sait très bien faire Airbus, par exemple. Ils ont commencé par lancer un projet de maintenance prédictive pour l'A380, puis par optimiser la gestion de la chaîne de valeur de l'appareil, etc. Bref, si la transition numérique peut sembler complexe, la clef de la réussite réside en vérité dans la simplicité.

BIOGRAPHIE

Né à Chicago en 1952, Tom Siebel étudie l'informatique à l'université d'Illinois, se spécialisant notamment dans la gestion des bases de données relationnelles. Un objet d'étude qui l'amène à rejoindre ensuite les rangs d'Oracle, alors une jeune pousse inconnue du grand public, devenue aujourd'hui la troisième plus grande entreprise de logiciel au monde. Fort de cette expérience, il lance sa propre entreprise, Siebel Systems, en 1993. Pionnière dans la gestion de la relation client (CRM), elle est rachetée par Oracle en 2006.

Tom Siebel, lui, poursuit l'aventure entrepreneuriale avec C3. Fondée en 2009, elle offre une plateforme de traitement des données issues des objets connectés grâce à l'intelligence artificielle. Valorisée à plus de 1,4 milliard de dollars, elle compte parmi ses clients la compagnie pétrolière Shell, l'US Air Force ou encore l'énergéticien français Engie. Tom Siebel est également l'auteur de plusieurs livres consacrés à l'innovation et aux nouvelles technologies. Le dernier en date, Digital transformation (non traduit en français), est sorti le 9 juillet 2019.

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