Plus jeune, elle se voyait faire de la musique ou de la politique. Eva Sadoun, qui a squatté les scènes du Gibus et du New Morning avec son groupe de pop rock et militait déjà contre le Contrat première embauche (CPE) en 2006, a finalement opté pour un tout autre chemin : celui de la finance et de l'entrepreneuriat. Il y a six ans, alors tout juste âgée de 24 ans, elle crée Lita (à l'époque 1001mpact), une start-up spécialisée dans le financement direct d'entreprises ayant un impact positif sur la société et l'environnement. Sa façon à elle de faire de la politique.
A ses côtés dans cette aventure : son associé et meilleur ami Julien Benayoun, rencontré quelques années plus tôt sur les bancs d'une classe préparatoire à l'Ecole normale supérieure de Cachan (ENS). Une prépa qu'elle rejoint après avoir eu son baccalauréat au rattrapage.
"Cela a été un choc pour moi et mes parents", se souvient aujourd'hui la jeune femme, en souriant avec les yeux. (Épidémie oblige, le bas de son visage est caché par son masque).
La crise financière de 2008 comme déclic
Brillante en maths et habituée aux bonnes notes tout au long du collège, elle se sent pour la première fois en danger. "Ma carrière artistique n'était pas tangible. J'ai compris que mon émancipation ne pouvait passer que par les études et la voie économique", raconte l'entrepreneuse féministe, qui a grandi avec ses parents, tous les deux dentistes, dans l'Est parisien, entourée d'une famille de commerçants d'origine tunisienne et marocaine.
Nous sommes alors en 2008, en pleine crise financière. "J'étais incapable de comprendre comment fonctionnait la finance internationale", raconte Eva Sadoun. Elle voit dans cette formation la possibilité d'en comprendre tous les rouages. Eva se passionne alors pour les algorithmes financiers et décroche l'admissibilité du concours haut la main. En revanche, elle hérite d'un "sale 4 à l'oral", après un désaccord avec le directeur de l'Ecole normale sur les ONG. Désaccord qu'elle n'a pas choisi de taire. Celle qui n'est pas encore diplômée d'études supérieures place déjà ses idées au premier plan.
"Eva a toujours été une personne entière, naturelle et très militante", témoigne Julien Benayoun.
La jeune femme s'oriente finalement vers un master finance à l'EM Lyon. Et, alors qu'elle est bourrée d'a priori sur les écoles de commerce, elle y fera deux expériences décisives. D'abord un stage en Inde où elle découvre l'entrepreneuriat social en rencontrant le fondateur de RangDe.org, une plateforme de micro-crédit pour les entrepreneurs. C'est aussi lors de ce séjour qu'elle prend conscience de "l'urgence de se positionner en tant que femme".
"Je constatais, dans un contexte extrême qu'est l'Inde, qu'il était encore aujourd'hui très difficile d'être une femme dans le milieu politique et économique".
Transformer la finance de l'extérieur avec Lita
Puis un autre chez BNP Paribas, "pour aller au coeur de la machine et comprendre les circuits de capitaux". Elle y rejoint l'équipe d'analyse extra financière, en charge d'évaluer les projets dans des secteurs controversés, comme l'armement et l'huile de palme. L'expérience lui plaît, mais elle comprend rapidement que le chemin pour "prendre les manettes" serait bien trop long au sein d'un tel paquebot. Transformer les choses depuis l'extérieur, en créant sa propre entreprise de finance solidaire, apparaît comme une évidence. L'aventure ne peut se faire qu'avec Julien.
Les deux jeunes actifs savent qu'ils peuvent travailler ensemble. Leur amitié s'est scellée lors d'un projet humanitaire de rénovation de bâtiments scolaires qu'ils ont mené, alors étudiants, au Togo.
"Par cette expérience, que nous avons réussi à conduire du haut de nos 18 ans, nous savions que nous pouvions avoir un impact. Nous avons aussi des profils très complémentaires. Eva enfonce les portes. Elle a la vision et la bougeotte. Moi, c'est plutôt la force tranquille. Elle fédère et pose les graines, moi je les récolte", résume son associé.
Six ans après le grand plongeon, le pari est réussi. La plateforme Lita a collecté depuis son lancement, en 2014, 40 millions d'euros auprès de plus de 12.000 particuliers. De quoi financer une centaine d'entreprises et créer ou consolider quelque 4.300 emplois. Lita a ainsi soutenu la marque de jean 1083, qui conçoit et fabrique des jeans éco-responsables made in France. La plateforme permet aussi d'investir dans des projets d'immobilier vert ou social, dans les énergies renouvelables ou encore dans les commerces de proximité pour redynamiser une ville, un quartier.
Travailler plus que ses compères hommes
Non seulement Lita est parvenue à démontrer la pertinence de son modèle, mais aussi sa résilience. Depuis 2019, l'entreprise est rentable. Et, pendant la crise, les encours collectés ont doublé.
"Nous devrons collecter 25 millions d'euros sur l'année 2020, soit le double de 2019", anticipe Eva Sadoun.
Le parcours n'a pourtant pas toujours été facile dans un univers très masculin. Remarques, procès d'illégitimité... encore aujourd'hui, la jeune femme issue d'une minorité, affirme avoir le sentiment de "devoir travailler beaucoup plus que ses compères hommes". A l'inverse, elle estime que ses origines, son genre et son jeune âge ont aussi été une force pour "incarner une finance alternative".
Au quotidien, Eva Sadoun s'attache désormais à pratiquer l'écoféminisme et à l'appliquer au monde de la finance. Ce mouvement américain, né dans les années 80, milite en faveur du droit des femmes à la préservation de la nature. Une façon de lutter contre un système patriarcal et capitaliste qui détruit l'environnement et oppresse les femmes.
Créer le "Yuka de la finance"
Prochaine étape pour Lita ? Créer le "Yuka de la finance", une appli mobile qui permet à chacun d'avoir une traçabilité et une transparence totale sur l'utilisation de son épargne.
"Après avoir renseigné le nom de sa banque et son produit d'épargne, l'utilisateur pourra connaître l'impact carbone, environnemental, sur la biodiversité et l'impact social de son argent. Il pourra connaître très précisément ce qu'il permet de financer : quels secteurs d'activité, quelles entreprises, et, quelles régions du monde", détaille l'entrepreneuse, qui vient tout juste de souffler sa trentième bougie. Grâce à cet outil, Eva Sadoun entend "révolutionner la finance au niveau européen".
Une ambition qui n'étonne pas son entourage.
"Avec l'entrepreneuriat, Eva veut changer le monde", assure Samuel Grzybowski, entrepreneur social et fondateur de Convivencia.
Celle qui vit à mille à l'heure, (je n'ai jamais vu Eva faire une réunion Zoom assise. Elle est toujours dans la rue, entre deux rendez-vous, pour rentabiliser son temps, s'amuse à raconter Samuel Grzybowski) n'a d'ailleurs pas limité son engagement au seul champ de l'entreprise. Eva Sadoun co-préside, avec Jean Moreau, le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mooves), qui vient de fusionner avec l'initiative Tech for good, regroupant les start-up sociales et écologiques. "C'est essentiel de travailler sur les deux leviers : l'activisme d'un côté et l'entrepreneuriat de l'autre, pour montrer qu'on a un modèle qui fonctionne et qui crée de l'emploi", explique la militante.
Politique et philosophe
"Au fond d'elle, Eva est plus une femme politique qu'une business woman. Elle a beaucoup d'appétence pour rencontrer les parlementaires et adore cette sphère-là. Surtout, elle est écoutée", témoigne Jean Moreau.
Le leadership, c'est sans doute l'une de ses plus grandes forces. "Depuis toujours, Eva a une vision très claire et c'est cette vision qui lui permet d'embarquer les gens sur le long terme", raconte le cofondateur de Lita. La jeune femme a ainsi joué un rôle clef dans le succès des Universités d'été de l'économie de demain (UEED), qui se sont déroulées fin août en parallèle de celles du Medef. Plusieurs membres du gouvernement y ont répondu présent. Tous y ont pris des engagements. Car Eva Sadoun sait convaincre.
"Que ce soit dans sa vie privée ou dans sa vie professionnelle, elle veut toujours avoir le dernier mot", confirme Julien Benayoun.
Une force de caractère qui laisse présager de nombreux autres combats... et victoires. Armée de gentillesse, Eva Sadoun cultive également la sagesse. Si la finance est son cheval de bataille, la philosophie est ce qui lui fait "le plus de bien", assure celle qui baigne dans les lectures de la philosophe et militante noire américaine Angela Davis.
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