Les images de forêts entières décimées, grignotées par toujours plus de terres agricoles, ont beau évoquer des paysages lointains - à l'instar des champs de soja brésilien ou d'une Indonésie assoiffée d'huile de palme -, l'Union européenne y est tout sauf étrangère. Elle en est même la deuxième responsable derrière la Chine, révèle le WWF dans une nouvelle étude publiée ce mercredi. En cause : les matières premières qu'elle importe massivement sur son territoire depuis les pays tropicaux, notamment pour nourrir les animaux d'élevage ou produire des biocarburants. Stimulant une demande forte, qui exerce une « pression croissante » sur les terres, estime l'association.
En remontant les chaînes de responsabilité, l'ONG a ainsi identifié qu'entre 2005 et 2017, l'UE a provoqué 16% de la déforestation liée au commerce mondial, loin devant l'Inde (9%) ou les États-Unis (7%). Au total, c'est l'équivalent de près de 3,5 millions d'hectares d'arbres qu'elle a amenés dans ses étals, alerte l'étude. « Cela représente la taille de la ville de Lyon rasée chaque semaine », souligne à La Tribune Véronique Andrieux, directrice générale du WWF. Ce qui a entraîné l'émission de pas moins de « 1.800 millions de tonnes de CO2, 40% des émissions annuelles globale de l'Union », ajoute-t-elle.
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La France fait la part belle dans ce triste record, puisqu'elle arrive sixième du classement. En effet, l'Hexagone importe plus de 3 millions de tonnes par an de soja pour nourrir ses bétails. Avec l'huile de palme et le bœuf, ces matières premières pèsent en tout pour les deux tiers de la « déforestation importée » en Europe, avance l'étude.
Quand le soja détruit des forêts
En moyenne, c'est le soja qui arrive en première position des produits impliquant la plus grande déforestation tropicale importée par l'UE (31%, contre 24% pour l'huile de palme). Il provient principalement du Brésil, premier producteur mondial de la légumineuse riche en protéine. Victime du succès de celle-ci, le pays d'Amérique du Sud a ainsi étendu sa surface totale de culture de près de 4% en 2021 - soit 68,5 millions d'hectares supplémentaires. Le constat est particulièrement alarmant dans le Cerrado, une grande savane arborée, où les plantations ont accru la déforestation de 13% en 2020, selon une étude publiée le 30 mars par le Chain Reaction Research. Et ce, malgré la pandémie et la diminution des échanges.
En tout, les surfaces dédiées à la culture de cette plante ont plus que quadruplé au cours des 50 dernières années, et représentent aujourd'hui plus d'un million de kilomètres carrés - l'équivalent de la superficie de la France, de l'Allemagne, de la Belgique et des Pays-Bas réunis.
L'Indonésie, l'Argentine, le Paraguay ou encore l'Afrique de l'Ouest sont également de grands fournisseurs de l'Europe, pour le soja mais aussi pour l'huile de palme. Autant de « fronts de déforestation encouragés » par la demande de l'UE, fait valoir le WWF « L'agriculture commerciale à grande échelle est un moteur fondamental et croissant de la conversion des forêts et des écosystèmes », pointe l'association.
Effets de transferts
Pourtant, l'inquiétude autour du sujet n'est pas nouvelle. En 2019, Emmanuel Macron avait promis vouloir « agir pour l'Amazonie ». « Nous nous battons pour produire du soja en Europe ! », avait-il tweeté en janvier dernier, à l'issue du One Planet Summit. Aujourd'hui, le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, répète son souhait de « sortir de cette dépendance » au soja sud-américain.
Mais malgré les déclarations, les mesures restent insuffisantes, estime le WWF. « Les États européens s'étaient engagés dans le cadre des objectifs de développement durable à mettre un terme à la déforestation d'ici à 2020. Force est de constater que l'objectif n'est pas atteint », lance l'association.
Il y a bien eu des avancées : en 2018, 62% des importations de la légumineuse par l'UE en provenance d'Amérique du Sud étaient couvertes par un engagement « zéro déforestation » ou une initiative du côté de l'offre. Et avant ça, de 2005 à 2017, l'Union était parvenue à diminuer d'environ 40% la déforestation tropicale associée à ses importations. Néanmoins, pour Véronique Andrieux, cette réduction s'explique moins par un recul de la demande que par un transfert d'approvisionnements de certaines de ces matières premières dans d'autres régions. « Le soja ne vient plus exclusivement d'Amérique du Sud, mais d'Ukraine par exemple », explique-t-elle.
Quant au moratoire sur cette plante en Amazonie mis en place en 2006 - un engagement des négociants en céréales à ne pas acheter de soja cultivé sur des terres récemment déboisées dans cette région -, la directrice générale remet en cause sa portée réelle. « Cela a certes relativement bien fonctionné, avec une baisse spectaculaire de la déforestation liée à cette légumineuse. Mais en se limitant à un seul écosystème, le mécanisme a créé des effets de transfert. A la place, les terres sont devenues des espaces de pâturages pour la viande de bœuf, par exemple », explique Véronique Andrieux. « Surtout, une partie de cette culture du soja a été déportée dans le Cerrado [une savane brésilienne, ndlr], bien moins protégée alors qu'elle abrite, elle aussi, une riche biodiversité », note-t-elle.
Agir au niveau communautaire
Pour y remédier, le WWF appelle à une « nouvelle étape réglementaire pour harmoniser les règles du jeu ». Adoptée en 2018, la Stratégie nationale de lutte contre la Déforestation importée (SNDI), est censée mettre fin en 2030 à l'importation de produits forestiers ou agricoles non durables, contribuant à la déforestation « dans les filières de cacao, hévéa, soja, huile de palme, bois et boeuf ». Pour l'association, il faut aller plus loin, et légiférer à l'échelle européenne. « Nous attendons des mesures globales. Alors que la France assurera la présidence de l'Union européenne au premier semestre 2022, Il faut qu'elle en fasse sa priorité numéro 1 pour être à la hauteur des enjeux », lance Véronique Andrieux.
« Elle devra intégrer des mesures contraignantes pour les entreprises visant à garantir que les produits qu'elles mettent sur le marché n'ont pas participé à la destruction des forêts ou à la conversion d'écosystèmes naturels », indique la directrice générale.
Et, afin de s'assurer que les règles soient bien respectées, le WWF plaide pour plus de transparence et de traçabilité pour tous les metteurs sur le marché, qui devront « répondre au devoir de vigilance sur les chaînes d'approvisionnement ». « Des systèmes géo-satellitaires pourront suivre en temps réel et de manière très fine la conversion des écosystèmes et la déforestation. Et grâce au développement des blockchains, on peut désormais tracer, depuis l'exploitation agricole jusqu'au produit final, des éléments comme l'emplacement des pâturages, l'origine des aliments utilisées pendant la le détail ou l'état écologique des zones de production », développe la directrice générale.
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Revoir son assiette
Mais il faut se garder de résumer l'étendue des dépendances de l'agriculture française aux seules importations de soja depuis les pays tropicaux, signale Arthur Grimonpont, co-fondateur des Greniers d'Abondance, une association sur la résilience alimentaire. « Le sujet est parfois instrumentalisé sur le plan politique, car il est censé mettre tout le monde d'accord », estime-t-il. « Ainsi, les responsables le présentent dans le mauvais sens : on a l'impression qu'il est souhaitable de maintenir le niveau d'élevage actuel, simplement en relocalisant la production de nourriture animale en France ». Pour l'ingénieur-chercheur, cela revient à contourner le problème. « Se posent aussi les questions de l'épuisement des ressources, du besoin en eau, et plus généralement du changement climatique », alerte-t-il.
A cet égard, « il sera en effet nécessaire de réduire très clairement la consommation de viande », abonde Véronique Andrieux. Pour ce faire, les éleveurs devront bénéficier de soutiens et d'accompagnement, souligne la directrice générale du WWF. « La législation devra fixer une trajectoire claire en la matière, pour que cette transition se fasse ensemble », conclut-t-elle.
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