LA TRIBUNE - Que signifie « valeur » lorsqu'on parle d'une vie ?
CYNTHIA FLEURY - Tout dépend « d'où » l'on parle : la valeur d'une vie dans un texte constitutionnel ou une déclaration des droits de l'homme renvoie à la défense irréfragable de la personne humaine, et de ses droits de vivre en toute sécurité, en bénéficiant d'une reconnaissance par ses pairs. Pour tout individu, définir la valeur d'une vie, c'est également définir la valeur de « sa » vie, avec toute la part de subjectivité, la valorisation de sa singularité, en considérant que cette vie qui est la sienne est égale à celle des autres - elle vaut autant qu'elles -, c'est-à-dire ne subit ni stigmatisation ni discrimination.
La « valeur » d'une vie est aussi économique. À notre époque hypermarchande, ce n'est pas indolore...
Hélas oui. Si ontologiquement, métaphysiquement et juridiquement toutes les vies sont d'égale valeur et reconnues comme dignes, dans les faits les questions de pouvoir, de rapports de force, d'argent mènent (aussi) les rapports humains. Dès lors, nous ne sommes nullement « égaux » dans le monde « réel », et la valeur « absolue » de nos vies se relativise grandement : elle se « négocie » au jour le jour, elle fait l'objet d'une offre et d'une demande, elle s'inscrit dans un « marché ».
L'égalité de « valeur » des vies soulève d'immenses enjeux éthiques, sur lesquels les fondamentaux de la société agissent comme des déterminants.
La défense de l'égalité des vies humaines est un combat permanent, une exigence quotidienne, jamais une évidence. Bien sûr, la culture, le soin, l'éducation, le droit, etc. sont des outils institutionnels pour consolider ce paradigme éthique qui pose au cœur de l'État de droit le respect des vies singulières ; mais les forces en présence qui produisent de la réification sont pléthore : l'hypercapitalisme spéculatif, les systèmes anti-démocratiques, l'intégrisme religieux, le terrorisme ont en commun de ne pas prendre en considération la valeur « intrinsèque » de la vie humaine, le respect de sa liberté de conscience et de sa dignité.
Comment notre rapport à la fragilité et notre attention aux personnes vulnérables sont-ils interrogés ?
Si derrière tout respect de la vie humaine se cachent une revendication principielle et un « rapport de force », nous sommes tentés de respecter plus facilement ceux qui possèdent du « pouvoir », des statuts, des « valeurs d'établissement » - en somme de l'argent -, c'est-à-dire toutes les caractéristiques « extérieures » de l'autonomie, plutôt que de respecter ce seul fait non-négociable, toujours vrai de l'homme : il est vulnérable, mortel, et il connaîtra dans sa vie des accidents de parcours, des deuils, des « épreuves » le fragilisant. Il est désarmant que cette vérité-là ne produise aucun respect spontané alors même qu'elle est intangible.
La crise du secteur psychiatrique signifie-t-elle que la valeur d'une vulnérabilité psychique est, aux yeux de la société, moins prioritaire ?
C'est une vulnérabilité plus invisible, au diagnostic moins évident, et longtemps la question psychiatrique était « asilaire » et ne renvoyait pas nécessairement à la notion de santé mentale qui concerne l'ensemble de la population. Le « fou » était un paria et non pas un patient comme un autre. Le pathologique psychique a longtemps été identifié comme « déviant », dangereux, amoral alors que la pathologie somatique est moins « moralisée » justement. Dorénavant, chacun comprend que la santé mentale est le passager clandestin des maladies chroniques : être malade à vie ou sur plusieurs décennies impacte nécessairement la santé mentale - les risques de dépression, d'addiction, ou de troubles anxieux sont démultipliés. Nous sommes entrés dans cette transition épidémiologique où beaucoup de maladies sont ou deviendront au mieux chroniques.
*Cynthia Fleury est professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire National des arts et métiers, titulaire de la chaire de philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences.
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