Pourquoi la pauvreté dérange, mais ne mobilise pas

La COP 21 est une incontestable réussite médiatique. Le monde parle du climat. L'Exposition universelle de Milan n'a pas connu pareil traitement. La pauvreté ne soulève pas le débat. L'histoire de la pensée économique aide à mieux saisir pourquoi. par François Neiva, économiste

Le 31 octobre se terminait l'Exposition universelle de Milan, organisée sur le thème : « Nourrir la planète, énergie pour la vie ». Matteo Renzi, président du Conseil, s'est félicité du succès rencontré. Plus de vingt millions de visiteurs, des prouesses architecturales et un héritage : la charte de Milan. La réalité oblige à mitiger l'enthousiasme de façade. La lutte contre la faim ne saurait se satisfaire d'un texte aucunement contraignant, succession de déclarations d'intention dont la portée apparaît limitée.

Surtout, le silence. Assourdissant silence. Le succès médiatique de la COP 21 permet de mesurer le fossé entre les deux manifestations. De ce côté des Alpes, personne ne s'est attardé sur Milan, ou presque. Le climat est un enjeu majeur. Il est fondamental d'en parler. L'extrême pauvreté est une nécrose tenace. Elle ne questionne plus.
La pauvreté dérange mais ne mobilise pas. Elle recoupe une diversité de situations qui semblent engourdir l'action. La négligence de nos sociétés envers la pauvreté est pourtant plus subtile. L'histoire de la pensée économique permet de mieux l'appréhender.

La pauvreté résulte de lois naturelles


Peu d'économistes peuvent se prévaloir d'avoir acquis une influence aussi considérable que Robert Malthus. À une époque où l'économie, sous l'influence d'Adam Smith et de David Ricardo, se propose de devenir une science, le pasteur anglican publie son fameux Essai sur le principe de population (1798). L'ouvrage rencontre un grand succès et suscite de violentes polémiques.

Dans une Angleterre qui se projette dans son futur essor industriel, Malthus est marqué par la pauvreté. Il s'insurge contre l'optimisme de ses contemporains, William Godwin et le marquis de Condorcet, pour qui le développement de la population, conjugué à la perfectibilité de l'homme et au progrès, aboutira à la prospérité et à la justice sociale. Mêlant démographie, sociologie et économie, Malthus part de lois qu'il considère comme naturelles pour théoriser une pensée radicalement différente.

La population, observe-t-il, augmente de manière géométrique quand les subsistances ne s'accroissent que de manière arithmétique. Le pouvoir multiplicateur de la population est tel que sans freins, celle-ci augmente plus vite que la production agricole, ce qui amène famine, maladie et guerre. Sa conclusion reste simple : il faut limiter la croissance de la population. Si la transition démographique et le progrès agricole lui ont depuis donné tort, cette idée est encore l'objet de vives controverses au sujet des pays en voie de développement.


La charité favorise la pauvreté

Malthus déroule sa pensée dans le domaine social. En raison de capacités de production limitées, la surpopulation génère un appauvrissement généralisé. Les lois mises en place pour favoriser les pauvres induisent des effets pervers. Les dispositifs d'assistance encouragent les pauvres à se marier et à faire plus d'enfants, ce qui aggrave la surpopulation. Ceux qui ne profitent pas de ces lois constatent une baisse de leur salaire réel en raison de la hausse du prix des subsistances, ce qui augmente le nombre d'assistés.

Pour lutter contre ce cercle vicieux, le pasteur s'oppose à l'assistance aux pauvres. En imposant les riches pour financer ces dispositifs, la collectivité n'incite pas les pauvres à sortir de leur situation. Dans l'apologue du banquet qui apparaît dans la réédition de 1803 de son ouvrage, Malthus écrit ces lignes terribles : « Un homme qui est né dans un monde déjà occupé (...) n'a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture, et en fait, il est de trop ».

L'art d'ignorer les pauvres

Devant la virulence de ses contradicteurs, Malthus recadrera son propos, démontrant que son travail s'attelait à améliorer la situation des pauvres. L'Histoire ne retiendra pas ses états d'âme. Dans un article intitulé "L'art d'ignorer les pauvres" (1985), titre limpide, John Galbraith, conseiller de J-F Kennedy, expliquait comment Malthus est toujours utilisé pour alimenter le discours sur la pauvreté. Il relevait la filiation malthusienne des éléments de langage permettant à certains penseurs de « justifier la misère et rejeter toute politique sérieuse pour l'éradiquer ».

Les politiques d'aide publique aux indigents leur porteraient préjudice, curieuse antinomie. Elles les encourageraient à se satisfaire de leur condition. Une autre série d'arguments concerne l'État. Puisque celui-ci est inefficace, les politiques d'assistance le sont aussi. Quand ces propos sont épuisés, le discours se préoccupe des catégories les plus aisées. Les prélèvements opérés sur les plus riches décourageraient leurs efforts et nuiraient à l'économie dans son ensemble.
L'économiste américain fustige ces arguments. Ce discours accompagnant l'histoire de la pensée économique fait de la pauvreté un concept désarticulé, véhiculant ses images d'Épinal qu'on réanime à l'envi. Avec elles, une paresse intellectuelle et son corollaire, la déresponsabilisation.

La pauvreté n'est pas une fatalité

Les économistes ont peiné à s'extirper de l'héritage de leurs ancêtres, mais le renouveau des théories incite à l'optimisme. La recherche économique dans le champ de la pauvreté ouvre d'immenses horizons. Les travaux de l'actuel prix Nobel d'économie, Angus Deaton, ou de l'économiste française Esther Duflo, vont en ce sens. En se détachant des grands agrégats, toujours incertains, pour se concentrer sur les comportements micro-économiques des populations pauvres, ils permettent d'affiner les outils statistiques. Mesurer la pauvreté de manière plus fiable reste un préalable obligatoire à l'action.

Certains exemples de volontarisme politique montrent qu'éradiquer l'extrême pauvreté n'est pas une utopie. Aux États-Unis, l'Utah a créé en 2003 un programme pour mettre fin à la question des sans-abri. De manière étonnamment simple, l'État a réalisé que les coûts annuels relatifs à la prise en charge des sans-abri chroniques étaient plus importants que le coût des logements qui pouvaient être mis à leur disposition. En moins de dix ans, et dans un contexte d'austérité budgétaire, l'État a réussi à faire chuter de plus de 70 % le nombre de sans-abri chroniques, malgré des situations individuelles difficiles, tout en diminuant ses dépenses sociales. En avril, Gordon Walker, directeur du programme, déclarait avec bon sens au Washington Post : « Pour mettre fin au problème des sans-abri, donnez-leur un logement. »

L'obstacle à ce type d'initiatives n'est ni technique ni financier. Il est intellectuel. Le poids des discours passés et le désintérêt pour la pauvreté engendrent une déplorable inertie. Le philosophe américain John Rawls, auteur d'une célèbre Théorie de la justice (1971), engage nos sociétés sur une autre voie. Le législateur doit agir comme s'il ignorait sa propre position et ses chances. Dans une telle fiction, appelée le voile d'ignorance, il prendrait nécessairement des mesures en faveur des plus démunis. Alors seulement, il pourrait déterminer les principes d'une société réellement juste.

Le message du pape

À travers le monde, la FAO recense en estimation basse 870 millions d'affamés. La France compte 110 000 sans-abri (Insee, 2012). Dans son rapport annuel, le collectif Les morts de la rue dénombrait 570 décès de personnes sans domicile en 2014. Ce nombre, mentionne le collectif, doit être quintuplé pour inclure les décès non signalés. 3000 personnes, statistique honteuse des morts de nos rues.
« Il faut avant tout se soucier de la personne, de ceux qui ne mangent pas tous les jours et qui ne pensent plus à la vie, aux rapports familiaux et sociaux, et luttent uniquement pour survivre. » Pour tous ces gens, ce message du pape François diffusé à Milan doit être entendu parmi nos décideurs.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 6
à écrit le 12/02/2016 à 15:19
Signaler
Bonjour à tous la pauvreté vous dites! Pourquoi? la pauvreté est l'un des conséquence des différents pollutions d'une part et qui crée les polutions d'autre part : air, eau, terre,.... (environnement à vrais dire). Je vis dans mon pays que j'aime e...

à écrit le 18/12/2015 à 11:12
Signaler
Les aides sociales se heurtent toujours au problème de l'aléa moral, des incitations négatives et de la trappe à pauvreté. Le pape dit ce qu'il devrait être, et malheureusement se heurte à la réalité de la nature humaine

à écrit le 16/12/2015 à 14:25
Signaler
Pourquoi toujours mettre en exergue la pauvreté africaine ? Il faudrait en priorité s'occuper de nos pauvres.Mais on laisse ce soin aux organisations privées ,comme les "Restos du Coeur par exemple.

à écrit le 15/12/2015 à 14:42
Signaler
Pas simple.la pauvreté( et les famines) dans le monde diminue malgré l'augmentation importante des populations. Il y a donc de l'espoir ! Pour ce qui est de l’extrême pauvreté en particulier pour certains africains, on sait qu'il faudrait une mise à...

le 15/12/2015 à 16:13
Signaler
Inutile de se mentir, la sauvegarde de la planète passera par une diminution drastique de la population, c'est encore un tabouret pour les pays du Sud mais eux aussi se feront à l'idée

le 18/12/2015 à 23:48
Signaler
"donc de l’énergie à fournir que le renouvelable est incapable de faire rapidement à un cout raisonnable." http://www.deridet.com/60-minutes-sur-ce-velo-peut-alimenter-votre-maison-en-electricite-pour-24-heures-_a4186.html

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.