« On n'est plus à 1 milliard près ! ». La phrase, lâchée off-the-record par une personnalité très haut placée du secteur de l'énergie pour minimiser cette énième faille de la régulation, illustre le grand bazar qu'a provoqué l'envolée des cours de l'énergie en France. En effet, après les polémiques sur les surprofits d'acteurs de marché et les ruses de certains fournisseurs pour s'enrichir, un autre système a montré ses limites : celui de la « clause CP1 ». Car derrière ce nom barbare se cache une cagnotte de 1,6 milliard d'euros que se sont partagé les concurrents d'EDF pendant la crise.
« Alors que nous devions payer des pénalités au titre de cette clause, nous avons finalement perçu plus de 5 millions d'euros ! Les pouvoirs publics ont mis leur mouchoir là-dessus, car ils ne peuvent plus récupérer cet argent ou forcer les entreprises à l'utiliser de telle ou telle manière », témoigne anonymement un opérateur.
Régulariser la sur-demande d'Arenh
Pour comprendre ce qu'il s'est passé, il faut se plonger dans la manière dont fonctionne le marché de détail. Et décortiquer le mécanisme de l'Arenh, pour « accès régulé à l'électricité nucléaire historique ». Concrètement, celui-ci permet à chaque fournisseur alternatif de demander à EDF de lui céder un certain volume d'électricité à bas prix, calculé en fonction de son portefeuille de clients et plafonné par l'État. L'idée : favoriser la concurrence, en permettant à chacun de jouer à armes égales avec l'électricien historique.
Tout ceci est bien sûr encadré. Si la Commission de régulation de l'énergie (CRE) se rend compte, a posteriori, que certains de ces opérateurs ont demandé trop d'électricité à EDF par rapport à la consommation réelle de leurs clients, un mécanisme de régularisation est prévu : ceux-ci doivent rendre le surplus ; c'est la clause CP1. En théorie, l'argent ainsi récupéré part dans les poches des autres fournisseurs qui eux, n'auraient pas obtenu suffisamment d'Arenh par rapport à ce à quoi ils avaient droit, afin que le jeu s'équilibre. Il s'agit donc d'un jeu à somme nulle : ce n'est ni EDF ni l'Etat qui récupèrent le montant, puisqu'il passe d'un opérateur à l'autre selon une formule de la CRE.
Des pénalités neutralisées
Seulement voilà : « quand tout le monde, ou presque, surestime la consommation de ses clients, ce système ne fonctionne plus », explique une source proche du dossier. Ce qui a été le cas en 2022. Sous l'effet de la crise, la grande majorité de ces entreprises ont demandé trop d'Arenh, non pas pour contourner le système mais parce que personne ne s'attendait à ce que la demande d'électricité chute à ce point en France, en raison de prix prohibitifs, et qu'une grande partie des Français se réfugient chez EDF. Puisqu'ils avaient bénéficié de trop d'Arenh en 2022 par rapport à la consommation de leurs clients, la plupart des fournisseurs alternatifs ont ainsi dû verser des pénalités en 2023, estimées au total à 1,6 milliards d'euros...
...Avant de recevoir des compensations équivalentes à ce qu'ils avaient payé, voire encore davantage. Dit autrement, les fournisseurs ont versé le surplus d'Arenh dans une caisse commune, avant que cette enveloppe ne revienne finalement à certains d'entre eux. Et ce, parce qu'il fallait bien redistribuer l'argent récolté. « L'Etat a repris ce qui a été distribué en trop, puis l'a redonné aux mêmes personnes ! », s'amuse un fournisseur alternatif.
Dans le détail, tandis que 74 fournisseurs devaient verser des pénalités, seuls 58 l'ont réellement fait, et souvent pour des montants inférieurs à ce qui était prévu.
« Il y a très peu de transparence sur la manière dont les 1,6 milliard d'euros ont été répartis et comment ils ont été utilisés. Certains ont l'air d'être ressortis gagnants. C'est une autre faille de la régulation », concède un économiste qui travaillait à ce moment à la CRE.
Il y a quelques jours, la Cour des comptes a d'ailleurs mentionné ce problème dans son épais rapport sur le bouclier énergétique déployé pendant la crise. « Les fournisseurs qui bénéficient d'un reversement net de CP1 au titre de 2022 peuvent l'utiliser soit pour augmenter leurs marges soit pour réduire leurs prix de vente, éventuellement en-deçà du tarif réglementé de vente, ce qui peut constituer un effet d'aubaine dans le cadre du bouclier », écrit en effet la juridiction financière, appelant la CRE à poursuivre son « travail de suivi de la répercussion de ces reversements au profit in fine des consommateurs ». Il n'empêche : selon nos informations, la CRE n'a pas prévu de communiquer sur la manière dont cet argent aura été utilisé.
En raison de ces effets pervers révélés par la crise de l'énergie, les règles du jeu ont changé : la loi de finances pour 2024 prévoit que les compléments de prix CP1 soient, à compter de 2024, intégralement restitués à l'État plutôt qu'aux opérateurs. Ce qui « permettra de supprimer tout risque d'effet d'aubaine au profit des fournisseurs, mais empêchera une restitution directe aux consommateurs d'électricité », note la Cour des comptes dans son récent rapport. Sur les 1,6 milliard d'euros restitués en 2023, la juridiction financière note par ailleurs qu'il « aurait pu être envisagé d'en tenir compte au titre des coûts d'approvisionnement 2023 des fournisseurs » bénéficiant de ces reversements. La CRE estime cependant, tout comme la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), que ce procédé serait juridiquement très fragile. Difficile, en effet, d'agir de manière rétroactive.De nouvelles règles en vigueur
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