Que ce soit dans les TPE ou les grands groupes, les chefs d'entreprise se lamentent : ils ne trouvent plus de salariés. Sur le site de Pôle emploi, près de 800.000 offres d'emplois restent non pourvues, soit le double du niveau d'avant la crise.
Aux États Unis, le phénomène de départs des actifs sortis du marché du travail est tel qu'il est désigné par « The Great Resignation ». Dans le détail, trois millions d'employés seraient partis plus tôt à la retraite, notamment grâce aux bons résultats de la Bourse, qui leur a permis d'avoir des liquidités suffisantes. Mais il y a aussi des travailleurs peu qualifiés qui ne veulent plus des horaires et des salaires trop bas et qui s'en remettent au travail non déclaré, ou encore des cadres et ingénieurs dans la finance ou la tech qui refusent désormais de passer leur vie à la gagner... La pandémie a complètement modifié le rapport au travail de millions d'Américains.
Non aux horaires à rallonge, aux petits chefs... oui à la recherche de sens
En France aussi, les salariés ont changé avec la crise. Beaucoup ne souhaitent plus travailler comme avant. Plus question d'accepter des horaires décalés, une présence tous les week-ends, le soir tard, pour ne plus voir ses enfants. Plus envie de perdre des heures dans les transports, de supporter des managers qui se prennent pour de petits chefs...
Les arbitrages ne sont plus les mêmes depuis la crise, ce qui rend les recrutements plus complexes. « Plus qu'avant la pandémie, les cadres, les jeunes mais aussi les seniors recherchent du sens à leur activité », souligne encore Benoît Serre, le vice-président de l'ANDRH, l'Association nationale des directeurs des ressources humaines.
Selon l'économiste Daniel Cohen, la pandémie a eu le même effet que Mai 1968 : elle a fait (re)découvrir qu'il n'y a pas que le travail dans la vie.
237.000 salariés ont quitté le secteur de l'hôtellerie-restauration
Dans l'hôtellerie-restauration, les employeurs n'ont jamais vu ça. Impossible de trouver des personnels de salle, des plongeurs, des cuisiniers... Les tensions de recrutement étaient déjà présentes avant la crise, mais elles ont pris une ampleur telle qu'elles bouleversent tout le secteur. Un seul exemple : faute de personnel, l'Escale, le plus grand routier de France, à Déols, dans l'Indre, longtemps ouvert 24 heures sur 24, est aujourd'hui obligé de fermer la nuit et le dimanche après 17 heures.
Quelques-uns renoncent ainsi à ouvrir leurs établissements à certains moments. D'autres qui, comme les traiteurs, refusent des contrats. Enfin, certains ferment boutique. Selon la Dares, entre février 2020 et février 2021, le secteur a perdu près de 237.000 personnes. Alors qu'il avait tendance à en gagner 50.000 les deux années précédentes.
CDI, horaires cadrés... la restauration collective fait le plein
Difficile pour l'heure de savoir exactement où sont partis ces actifs. Combien ont rejoint un autre secteur ? Quel transfert aussi au sein même de la filière ? Alors que les cafés-restaurants en ville ont du mal à trouver des bras, la restauration collective, elle, fait le plein. Et pour cause, elle présente l'avantage d'offrir des CDI, et surtout des horaires compatibles avec la vie de famille.
Pour tenter de faire revenir leurs équipes, les fédérations d'employeurs - UMIH en tête - ont lancé une importante négociation. Au menu, une revalorisation des salaires - le patronat propose jusqu'à 10,5% de hausse -, un passage en revue des grilles de classification, mais aussi des réflexions pour en finir avec les heures de césure...
La première séance de négociation le 18 novembre n'a rien donné. La prochaine discussion est prévue le 16 décembre. Très soutenu par le gouvernement, le secteur a reçu à lui seul, selon le ministère du Travail, plus de 8 milliards d'euros d'aide.
Inquiétude des DRH dans la grande distribution
Mais dans la grande distribution aussi les employeurs s'inquiètent, assure Jacques Creyssel, le directeur général de la fédération du Commerce et de la distribution:
« Les postes restent vacants. Et pas que pour les bouchers ou les poissonniers, comme avant la crise.... On manque de personnels de caisse, d'employés d'accueil (...) La nouveauté, c'est que ces pénuries touchent tous les territoires. »
Pourtant, la problématique est différente. Selon lui, dans le secteur, les salaires sont plus élevés que la moyenne (1,14 Smic de salaire en moyenne), les enseignes ont mis en place des dispositifs de participation, de l'intéressement, des primes Macron ont été distribuées. Mais cela ne suffit pas. Résultat, « on ferme des rayons », alerte Jacques Creyssel.
La pénurie touche surtout 2 ou 3 secteurs
« Attention à l'effet de loupe, relativise toutefois Gilbert Cette, professeur d'économie à Neoma Business School. Les pénuries d'emploi concernent surtout quelques secteurs comme les hôtels-cafés-restaurants, ou les métiers du soin, d'aide à la personne. »
Même son de cloche du côté de l'OFCE, l'Observatoire français des conjonctures économiques, où l'économiste Mathieu Plane assure :
« La France n'a rien à voir avec la situation américaine. Les salariés sont là. Ils ne sont pas sortis du marché du travail, mais le problème est qu'offre et demande ne se rejoignent pas. »
Problème d'attractivité des métiers
En cause, selon lui, les conditions de travail : « Une étude de la Darès, montre qu'un quart des difficultés de recrutement sont liées à l'attractivité des métiers », précise-t-il. Et l'attractivité concerne tout autant les salaires, les types de contrats, la pénibilité, les horaires, l'ambiance, la reconnaissance des métiers, l'image du secteur... Avec la reprise, les salariés ont plus le choix qu'auparavant. Ils vont chez le plus offrant.
Au ministère du Travail, les équipes d'Élisabeth Borne acquiescent :
« On le constate sur le terrain, par exemple, sur un même bassin d'emploi, quand un transporteur routier met à disposition des salariés des systèmes de douche, ou des avantages en termes de restauration, il a moins de mal à recruter que ses concurrents. »
Selon la rue de Grenelle, il convient de travailler les perspectives d'évolution. En privé, la ministre du Travail s'agace, par exemple, de voir des filières - comme la coiffure - qui offrent de très faibles progressions de carrière. Pas étonnant de ne pas recevoir de candidatures, quand le seul avenir est de rester au Smic pendant des années. La ministre fait pression sur les branches professionnelles pour qu'elles travaillent sur les grilles salariales, notamment celles qui sont encore en deçà des minima sociaux.
À en croire Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, avec la reprise, la plupart des entreprises devraient cette année rectifier le tir : « Il y a beaucoup de négociations en ce moment. » Les tensions de recrutement vont amener les employeurs à faire des efforts, et à augmenter les salaires.
Un taux d'activité au plus haut depuis 1975
« Car, la bonne nouvelle, après cette crise sans précédent, c'est que le marché du travail français se reconstitue et se recompose, plaide Mathieu Plane de l'OCDE. Preuve en est, le taux d'activité mesuré par l'Insee n'a jamais été aussi haut depuis 1975 : 73,5%. »
Signe que ceux qui s'étaient éloignés du marché du travail - parce que découragés, notamment de ne pas trouver un emploi - reviennent. Chef du département de l'emploi et des revenus d'activité à l'Insee, Vladimir Passeron, confirme et note aussi, dans la dernière enquête du BIT, le Bureau international du travail, publié vendredi dernier, une baisse inédite du nombre de personnes qui constituent ce que l'on appelle « le halo » du chômage, c'est-à-dire des personnes sorties du marché du travail. Près de 175.000 sont revenues en un trimestre, c'est significatif.
« Les actifs ont des comportements rationnels »
Mais si ces personnes se remettent en emploi, elles désertent certaines activités.
« Il n'y a pas encore d'études approfondies sur le sujet, mais cela laisse aussi penser que des secteurs gagnent des employés. Les rotations sont fortes. Les gens vont vers les plus offrants, là où ils se disent qu'il y a un avenir », avance Mathieu Plane. C'est par exemple le cas du bâtiment. Comme les chantiers se sont peu arrêtés pendant la crise, on peut imaginer que des saisonniers du tourisme, des salariés de la restauration les ont rejoints. »
Sans compter, qu'avec la reprise, les carnets de commandes sont pleins, ce qui offre des perspectives d'emplois durables. Voilà qui expliquerait pourquoi la Fédération du bâtiment comptabilise 70.000 nouveaux entrants depuis un an dans la filière. Résultat, selon elle, de ses multiples efforts pour attirer les talents en rendant les métiers plus attractifs, en relevant les salaires, en proposant une protection sociale intéressante, en offrant majoritairement des CDI.
« Les actifs ont des comportements rationnels, poursuit encore Mathieu Plane, ils se détournent des filières en difficulté, celles dont ils savent qu'elles mettront du temps à retrouver leurs niveaux d'avant-crise. »
Preuve en est, l'automobile, qui enregistre près de 11.000 employés en moins par rapport au début de la pandémie. Ou encore l'aéronautique.
La création d'entreprise a le vent en poupe (+21% sur l'année)
Enfin, dans ce contexte où la qualité de vie et la liberté sont plus recherchées qu'auparavant, de nombreux salariés se tournent vers la création d'entreprise. Sur le seul mois d'octobre, elles ont connu une augmentation de plus de 7%, et le taux augmente à 21% sur l'année. Près de deux créations sur trois sont des micro-entreprises.
« Sur le compte personnel de formation, on observe une explosion des demandes de formation pour se mettre à son compte », confirme d'ailleurs la Dares, rattachée au ministère du Travail.
Les secteurs qui attirent le plus ? L'artisanat pour 30% des créations, mais aussi les services aux entreprises - juridiques, comptables, etc. - , les services à la personne... Être indépendant pour décider de ses horaires, de son lieu de vie, des gens avec qui l'on travaille, des types de contrats... quitte à y perdre un peu en salaire.
« Et ne soyons pas naïfs, assène l'économiste Gilbert Cette, l'assurance chômage reste encore très souvent utilisée pour financer ces changements et reconversions. »
Voilà qui expliquerait aussi pourquoi le taux de chômage baisse très légèrement dans l'Hexagone, - autour de 8,1% selon les derniers chiffres de l'Insee publiés la semaine dernière-, alors que la reprise bat son plein.
Que les employeurs se rassurent, les Français n'ont donc pas déserté le travail comme aux États-Unis, mais ils attendent autre chose. Et en période de croissance, ils sont devenus plus exigeants.