
À quel moment s'est opérée votre prise de conscience de l'abandon industriel de la France ?
ARNAUD MONTEBOURG- 2006 et 2007 ont été deux années terribles avec la prise de contrôle d'Arcelor par Mittal d'abord et de Pechiney ensuite. L'acier et l'aluminium ! Le gouvernement de l'époque dans lequel Monsieur Thierry Breton était ministre de l'Économie a laissé faire. J'étais alors président du conseil général de Saône-et-Loire. Dans mon bureau, il y avait une carte du département sur laquelle je voyais une constellation de points noirs. La matérialisation de l'effondrement du tissu industriel français. La désindustrialisation, nous l'avons vécue concrètement dans la vie des gens. Chaque semaine, j'allais sur les piquets de grève, et constatais l'impuissance des préfets et l'absence du gouvernement. Cela m'a profondément marqué. Quelques années plus tard, au gouvernement, je me suis fait la promesse de tout faire pour ne pas revivre cela. En 2012-2013, les politiques européennes d'ajustements budgétaires ont porté un nouveau coup. Cela a commencé avec Florange, puis avec Alstom pour conduire à l'éclatement du projet politique de redressement productif que je portais. Il aurait fallu résister. Ce que n'a pas fait François Hollande, j'ai alors quitté le gouvernement en 2014. Le ministère du redressement productif était le premier ministère souverainiste dans une mondialisation débridée. Il imaginait une nouvelle méthode et de nouveaux outils pour recréer une industrie forte.
Quels étaient ces outils ?
A.M. Le commissaire au redressement productif, la création de la BPI, les 34 plans industriels, la mise sous pression de l'UGAP et de la commande publique, la nationalisation comme outil de protection de nos intérêts nationaux ainsi que le décret Montebourg sur les investissements étrangers. Nous suivions les dossiers, nous avons sauvé 200 000 emplois. Notre idée était de dire que tout le monde devait participer aux sauvetages : banquiers, actionnaires dirigeants et salariés. C'est le principe de l'hôpital appliqué à l'entreprise. Les libéraux disent « toute entreprise qui tombe doit naturellement mourir », les volontaristes, au contraire, affirment que « toute entreprise qui tombe doit être soignée pour repartir ». C'est la stratégie de la « soignade », chère aux Allemands qui ont ainsi conservé et financé le maintien de leur tissu industriel quand il mourait de la chute des commandes.
Lutter contre les fermetures, bien sûr. Quels sont ensuite les moyens pour reconstruire le tissu industriel ?
A.M. La planification industrielle avec les 34 plans que nous avions présentés devait être l'un des leviers pour redonner de la force à l'industrie française. La batterie au lithium, dont nous implantons les sites de fabrication sous brevet étranger aujourd'hui, figurait dans les 34 plans qui devaient nous permettre de faire la batterie lithium française. Ces plans ont été abandonnés par mon successeur au ministère qui trouvait l'industrie « has been », avant de devenir Président de la République. Le véhicule à deux litres sur lequel travaillaient Renault et PSA, abandonné. Le Cloud souverain, abandonné. Tout a été abandonné. Sauf les bâtiments de hauteur en bois et les dirigeables. Nous avons perdu beaucoup trop de temps. Ces plans d'inspiration gaulliste, pilotés par les entreprises en lieu et place de l'administration, nous auraient permis d'être en bien meilleure situation aujourd'hui.
Diriez-vous que les freins à la réindustrialisation du pays sont structurels ou idéologiques ?
A.M. Les freins sont purement culturels et idéologiques. Nous sommes dirigés par des libéraux qui considèrent que le marché c'est mieux que l'intervention. Grave erreur. À cela vient s'ajouter le fait qu'ils sont atteints de « bruxellose aiguë. » La « bruxellose », c'est une maladie mentale grave qui consiste à penser que l'Union européenne est une bonne chose, y compris lorsqu'elle s'exerce contre l'intérêt national. Or, l'Union européenne a contribué à détruire une partie du tissu industriel français. Cela par le refus des politiques industrielles, la réglementation des aides d'État, le contrôle tatillon permanent. Ils nous ont conduits dans l'impasse. L'UE est constituée de Talibans de la pensée libérale, c'est-à-dire de dangereux extrémistes. Lorsque j'avais dit cela au gouvernement, mon homologue à l'Économie, le vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel avait dit : « Tu as raison mais je ne peux pas le dire. » Cela a contribué à détruire notre pays dont les dirigeants passent leur temps à se demander ce que va penser la Commission. Nos élites dirigeantes doivent se soigner de la « bruxellose ». Condition sine qua non pour le retour d'une politique industrielle.
Pourtant, dans certains secteurs, le contrôle des aides d'État a été suspendu ?
A.M. C'est vrai. D'ailleurs, depuis deux ans que l'Europe s'est mise entre parenthèses, l'air est soudain plus léger, et nous pouvons enfin travailler. Elle n'est pas survenue grâce aux dirigeants français ni à ceux de la Commission, mais tout simplement parce que depuis le Covid, c'est une évidence que toutes ces règles européennes maastrichiennes sont devenues obsolètes et inapplicables.
Quelle est l'ampleur de la tâche pour la France ?
A.M. Elle est colossale. La France accuse un déficit commercial de 156 milliards. Nous sommes le seul pays membre de l'Union européenne qui a aggravé son commerce extérieur. Même la Roumanie, la Grèce et l'Espagne se sont améliorées. L'Italie, que l'on a un peu trop tendance à toiser, affiche un excédent de 40 milliards, et je ne parle pas de l'Allemagne qui en affiche 176 milliards ! Sur les 9.000 produits que nous consommons, 6.500 sont de l'importation. Un état de délabrement total qui place la France au niveau d'un pays en voie de développement. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le haut-commissariat au Plan qui l'écrit. Mise à part l'Île-de-France, toutes les régions de France ont un PIB moyen inférieur à la moyenne de l'Union européenne. C'est ce que vient de démontrer Eurostat. La France est en voie d'appauvrissement. Nous sommes en situation d'urgence économique absolue. Nous sommes détenus par nos créanciers. Comme la France ne parvient plus à vendre des produits, donc elle se vend.
Il est impérieux de relocaliser entre 50 et 70 milliards de chiffre d'affaires sur le sol national. L'État ne peut pas le faire seul, il convient d'engager une mobilisation nationale. La France doit se remettre à produire, y compris des produits de commodité que nous avons pris l'habitude d'importer. Arrêtons d'acheter à la Chine et à l'intérieur de l'Union européenne. La France signe un chèque de 40 milliards à la Chine chaque année. Contrepartie ? Zéro. Il est temps d'adopter à nouveau une stratégie à la Colbert. Cela veut dire qu'il convient de créer 15 000 entreprises nouvelles, entre 500 et 1 000 usines, 500 000 emplois industriels et 500 000 autres emplois de services indirects attachés. Un million d'emplois, en somme, qui sont comme par hasard le million d'emplois qui manquent pour payer les retraites. L'affaissement de l'industrie a des conséquences concrètes sur le niveau de vie.
Comment créer le mouvement de cette mobilisation nationale ?
A.M. Les PME de notre pays regorgent d'idées et de projets. Elles ne sont pas financées par les banques qui, de facto, ne financent pas suffisamment l'économie réelle. Nous attendons toujours la réforme du secteur bancaire. Par ailleurs, il convient de favoriser l'injection de l'épargne des Français. Nous possédons des fonds de pension que nous n'utilisons pas ! 2000 milliards placés dans les assurances-vie ne bénéficient pas à l'économie. La renaissance industrielle et agricole du pays est indispensable. C'est un projet national d'ampleur, c'est-à-dire que la France doit devenir un pays d'entrepreneurs, que les entreprises existantes doivent se remettre à créer de l'activité sur le territoire national et que le système financier devra financer tout cela. Trois piliers : État, banques, épargne. Il reste à trouver les gens pour travailler dans ces entreprises. Ramener les gens vers le salaire et l'amour du travail auquel nous devons redonner du sens. Un projet national auquel tout le monde devrait participer. C'est aussi comme cela que nous aurons une chance de réaliser la transition écologique. Le projet collectif n'est pas de faire de la décroissance et de supprimer l'industrie, mais au contraire de la doubler, notamment avec les nouvelles industries décarbonnées. La décroissance est un projet absurde et dangereux pour la société et la démocratie. Au contraire, certains secteurs qui œuvrent pour la transition doivent croître très vite, quand ceux qui sont issus de l'industrie fossile vont peser de moins en moins dans la croissance. La moyenne des deux devra être toujours positive !
Comment financer les projets des PME, et cet intrapreneuriat ?
A.M. On a mis 120 milliards de prêt bancaire dans le PGE. Pourquoi ne pas imaginer un système dans lequel l'État dirait qu'il fait cadeau du remboursement de ce prêt, en contrepartie les entreprises financeraient leurs projets, aidées par les banques qui boucleraient les tours de table. Convertir les PGE en fonds propres, cela ressemble à ce que les États-Unis ont fait pendant le Covid en accordant des prêts de 30 ans, c'est-à-dire des quasi fonds propres.
Pourquoi l'usine est-elle toujours dévalorisée ?
A.M. Parce que personne ne s'y intéresse. Mais les circonstances vont la faire revenir à juste souhait sur le devant de la scène ! Quand j'ai enfilé la marinière pour défendre le « Made in France », il s'agissait de mener une bataille culturelle. Celle-ci est désormais gagnée. L'usine, ce n'est pas L'Assommoir ou Germinal d'Émile Zola ! Le tourisme industriel existe et les industries ont été complètement robotisées, numérisées et transformées.
Que penser des annonces récentes du Président de la République avec Choose France ?
A.M. C'est très bien. Mais nous avons perdu dix ans ! La prise de conscience est fâcheusement tardive. La politique industrielle doit être transpartisane et ne pas changer. Elle doit se dérouler sur dix, quinze ans, quelles que soient les alternances !