Ce n'est pas le scénario qui ressort des sondage. Mais si dimanche soir Marine Le Pen est élue présidente de la République, les conséquences sur les marchés financiers seront immédiates. Dès le lendemain matin, le "spread", qui désigne l'écart entre le niveau du taux allemand (la référence, le Bund à 10 ans) et celui du taux français (l'OAT l'obligation à 10 ans) explosera à coup sûr, alors qu'il évoluait ce jeudi autour de 47 points de base (Bund : 0,91%, OAT : 1,39%). Cette envolée signifiera que les investisseurs vendront leurs obligations françaises. La valeur de ces dernières baissera puisque les investisseurs les vendront pour acheter celles qui rapportent plus. En effet, la dette souveraine française sera considérée comme plus risquée aux yeux des investisseurs par rapport à d'autres actifs.
"Une victoire de Le Pen entraînerait une révision à la baisse des prévisions de croissance du PIB, ainsi qu'une augmentation des spreads des obligations françaises et une dépréciation de l'euro", résument les experts de S&P Global Market Intelligence, dans une note. La monnaie européenne s'est déjà dépréciée de 9,3% sur un an par rapport au dollar.
Creusement du déficit budgétaire
Les investisseurs considèrent en effet que nombre de mesures du programme de Marine Le Pen sont inflationnistes et vont creuser le déficit budgétaire et accroître le coût de la dette. Malgré une dette publique passée de 100% à près de 116% du PIB en raison de la crise sanitaire, la France n'a pas perdu la confiance des marchés. Le prix Nobel d'économie 2014 Jean Tirole soulignait à ce sujet dans une tribune publiée dans les colonnes de "La Dépêche du Midi" que "le manque de prévoyance du programme de Marine Le Pen ne rassurera pas ces derniers, qui verront dans la France une version européenne de l'Argentine".
Parmi les mesures contenues dans le programme, on compte une baisse de la TVA, de 20% à 5,5% sur les produits énergétiques de première nécessité (essence, fioul, gaz et électricité), ainsi que sur les produits alimentaires de première nécessité ; une incitation à la hausse de salaires de 10% pour les salariés jusqu'à trois fois le SMIC, en exonérant ces augmentations des cotisations patronales. Sur le plan fiscal, la candidate veut mettre en place une exonération d'impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans, sans considération aucune de leur situation. Outre la rupture d'égalité devant la constitution française, le programme ne précise pas son financement, ce qui devrait à nouveau peser sur les finances publiques.
De même, le départ à la retraite dès 60 ans ne fera là aussi que creuser le déficit du régime, qui représente le premier poste de dépenses du budget. "Le programme de Marine Le Pen est une liste à la Prévert de dépenses supplémentaires, largement sous-estimées à 68 milliards d'euros par an, financées à l'aide de recettes hélas en partie fictives", ironisait Jean Tirole, prévoyant que le programme économique de la candidate RN est "dissimulateur et non financé" et "appauvrira durablement notre pays".
Un avis partagé par les experts de S&P Global Market Intelligence : "Les politiques protectionnistes du RN seraient susceptibles de conduire à une dégradation de l'environnement de l'investissement en France, se traduisant par une croissance plus faible. Les augmentations proposées des dépenses sociales et des réductions d'impôts sur l'énergie entraîneraient probablement un creusement du déficit budgétaire en 2022, qui persisterait très probablement tout au long du mandat de Le Pen".
Les analystes remarquent toutefois qu'en cas de victoire de la candidate d'extrême droite, "il est probable que certaines des propositions fiscales et de dépenses incluses dans le manifeste du RN seraient édulcorées pour limiter une partie de la réaction négative du marché après le résultat des élections". Cette limitation contrainte n'empêcherait toutefois pas un potentiel "impact négatif sur les cours des actions et des obligations françaises".
Les illusions de la politique d'immigration
Car du côté des recettes, le RN compte sur sa politique d'immigration, le cheval de bataille du parti d'extrême droite, pour économiser 16 milliards d'euros. Il restreindrait l'accès aux aides sociales uniquement aux Français et l'accès aux prestations de solidarité aux personnes ayant travaillé au moins cinq ans sur le territoire. Des mesures non seulement particulièrement discriminantes mais aux conséquences très néfastes sur le pouvoir d'achat et la consommation en France, car elles conduiraient à appauvrir une partie de la population et des personnes vivant sur le territoire français.
Finalement, la quasi-totalité de ces mesures soulignent le caractère abstrait et utopiste du volontarisme politique souverainiste du parti d'extrême droite. Et cela car le RN fait fi de l'Union européenne dont la France est l'un des 27 membres et surtout des 19 membres qui composent la zone euro avec une monnaie commune dont la politique monétaire est menée par une institution indépendante, la Banque centrale européenne (BCE).
Or, le contexte ne plaide pas en faveur d'une politique française indépendante telle que la conçoit Marine Le Pen. Avec une inflation qui monte chaque mois dans la zone euro, la BCE s'apprête à réduire son rachat de dettes souveraines et d'entreprises avant de commencer à remonter ses taux.
Par ailleurs, même si les critères de Maastricht sont suspendus en raison de la pandémie, les budgets des pays membres font toujours l'objet d'un examen préalable par Bruxelles. Et la France comme les autres membres ne peuvent s'abstraire des recommandations sans se heurter aux autres membres, notamment l'Allemagne, la première économie européenne.
D'ailleurs, "pour poursuivre le redressement des finances publiques à moyen terme," il est indiqué dans le programme de stabilité 2021-2027 qui a été présenté par le gouvernement actuel à Bruxelles : "Afin d'assurer la soutenabilité de la dette publique dans la durée, la dynamique de la dépense publique sera contenue à + 0,7 % par an en volume entre 2022 et 2027 (hors effet de la relance et des mesures de soutien), en priorisant les dépenses efficientes, pour favoriser la croissance, l'inclusion et les transitions écologique et numérique." A l'échelle européenne, l'heure est plutôt aux politiques de rigueur pour réduire l'endettement contracté durant la pandémie.
Le souvenir du pari perdu de Matteo Salvini
Enfin, le scénario d'un exécutif d'extrême droite arrivant au pouvoir a déjà eu lieu en Italie. En 2018, Matteo Salvini, leader de la Ligue, réalisant son meilleur score avec le slogan "No euro" sur une ligne populiste souverainiste, avait constitué une coalition avec le Mouvement 5 étoiles, pour gouverner le pays. Il occupait le poste de vice-président du conseil et de ministre de l'Intérieur. Au cours des 14 mois de gouvernement de la Ligue, l'écart entre les obligations italiennes et allemandes s'était creusé et le coût du service d'une dette, qui représentait 130% du PIB, avait augmenté, les marchés financiers s'inquiétant des relations tendues avec Bruxelles. En 2019, la Ligue, forte de sa popularité, provoquait l'éclatement de la coalition pour revenir devant les électeurs et pouvoir gouverner seule. Mais les renversements d'alliances empêcheront la tenue d'élections législatives.
Aujourd'hui, il est piquant de constater que la Ligue a abandonné sa ligne souverainiste anti-euro, a soutenu l'accession de l'ancien président de la BCE, Mario Draghi à la présidence du conseil, et... participe à son gouvernement ! Une leçon à méditer pour le RN !