La précarité gagne du terrain. Depuis le début de la pandémie, les associations en charge de la solidarité et des distributions de repas tirent la sonnette d'alarme face à l'afflux de personnes en détresse. Les derniers chiffres encore provisoires de la caisse nationale d'allocation familiale jettent une lumière crue sur les besoins urgents de milliers de familles. Ainsi, le nombre d'allocataires frôlerait les 2 millions à l'automne contre 1,87 million à la fin du mois de juin 2019. Avec la pandémie, beaucoup de travailleurs n'ont pas pu cotiser assez longtemps pour toucher des indemnités de l'assurance-chômage et des milliers de chômeurs arrivent en fin de droit avec la perspective assombrie de ne pas retrouver du boulot avant un long moment. Le risque de basculement vers les minimas sociaux est particulièrement accru dans ce contexte de récession.
Face à cette paupérisation rampante, l'accès au droit demeure un sujet de préoccupation majeur pour les victimes de cette crise et de nombreuses associations. Pendant le premier confinement, la majorité des services publics sont restés fermés et la numérisation des services ne permet pas forcément d'enrayer le non recours aux minimas sociaux pour les plus précaires. Pour tenter d'alerter sur cette problématique, le Défenseur des droits - dont la fonction est occupée depuis quelques semaines par Claire Hédon, venue remplacer Jacques Toubon - a décidé de remettre le prix du jury de thèse ce lundi 7 décembre à Clara Deville pour son travail intitulé "Les chemins du droit. Dématérialisation du RSA et distance à l'État des classes populaires rurales".
L'inégalité des chances d'accès au RSA, la numérisation en cause
L'accès aux minimas sociaux pour ceux qui pourraient en bénéficier est loin d'être facilité. Lors d'un point presse, Claire Hédon a expliqué "qu'en étudiant les parcours de demande au sein des mondes ruraux, Clara Deville montre les effets pervers de la dématérialisation. Elle met en exergue les inégalités de chances d'accès aux minimas sociaux". "Le choc de simplification", annoncé par l'ancien président de la République François Hollande en 2013 et repris depuis sous le mandat d'Emmanuel Macron, visait notamment "à étudier une quinzaine de solutions devant réduire le taux de non-recours aux prestations sociales des personnes en situation d'exclusion (stigmatisation, complexité des démarches, méconnaissance des droits)". Parmi les leviers évoqués, la dématérialisation des démarches devait permettre de simplifier l'accès au revenu de solidarité active.
Pour la chercheuse, cette politique de numérisation à outrance a produit l'inverse, près de sept ans après ces annonces. "Les politiques de numérisation ont conduit à fermer des lieux d'accueil dans les territoires ruraux. Les administrations délèguent le fardeau bureaucratique aux demandeurs. Les déplacements créent des inégalités d'accès au RSA", a-t-elle résumé avant sa remise de prix officielle.
Résultat, "ce sont les plus pauvres qui auraient le plus besoin ou qui habitent le plus loin qui en bénéficient le moins", a expliqué l'ancienne assistante sociale qui a enquêté sur le territoire du libournais dans le sud-ouest. "Les réformes de dématérialisation des procédures d'accès au droit avaient moins pour objectif de faciliter l'accès aux droits des populations démunies que de préserver les ressources des institutions du social. En dématérialisant l'accès aux droits, on préserve les budgets, les ressources humaines, la réputation des institutions du social. Pour les plus précaires, les outils numériques accroissent la distance à l'État", ajoute-t-elle.
L'amélioration de l'accès au droit
Dans ses travaux de recherche, la sociologue propose de travailler sur les implantations géographiques pour améliorer l'accès aux droits. "Il y a une tendance au retrait de l'État des espaces ruraux. Or, la dimension spatiale est essentielle [...], la présence de l'État dans les milieux ruraux a son importance dans l'accès au droit. En milieu rural, le déplacement vers une ville moyenne peut être complexe et peut être porteur de coûts d'accès qui entravent l'accès aux droits". La révolte des gilets jaunes au cours de l'hiver 2018-2019 a ravivé ces débats sur les inégalités territoriales et le désengagement de l'État dans les zones les plus enclavées. Dans une note éclairante publiée au mois de janvier, les économistes du conseil d'analyse économique (CAE) avaient montré comment le retrait progressif de l'État et des services publics dans les territoires pouvait alimenter la colère et la défiance à l'égard des institutions.
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