Un spectre hante l'Europe, celui du retour à une politique d'austérité avec la sortie de la crise sanitaire. C'est dans ce contexte que s'inscrit le débat sur l'annulation de la dette souveraine Covid-19 détenue par la Banque centrale européenne (BCE).
La crainte, à gauche, est de voir se répéter le scénario de l'après-crise financière de 2008. Au nom du respect du pacte de stabilité européen - même si aujourd'hui se pose la question de ses critères budgétaires dont Bruxelles a annoncé la prolongation de la suspension pour 2022 -, les tenants d'une politique de rigueur budgétaire, Allemagne en tête, avaient conditionné toute aide financière à l'application de réformes structurelles (retraites, marché du travail...) Les pays fortement endettés (Portugal, Irlande, Espagne...) n'avaient pas eu le choix devant l'impossibilité d'emprunter sur les marchés financiers, en raison de taux élevés. Le cas de la Grèce, alors dirigée par une coalition d'extrême gauche, avait été emblématique avec de facto une mise sous tutelle européenne. Cette politique, ont souligné nombre d'économistes, a plombé durablement la croissance grecque, dont le PIB n'est pas revenu encore aujourd'hui à son niveau de 2014.
"Quoi qu'il en coûte"
Le poids de la dette souveraine apparaît comme un frein au développement économique, et, en toute logique, l'alléger favoriserait la croissance. Comme le ratio dette/PIB a explosé en France de 100% en 2019 à plus de 120% en 2020 (de 84% à 101% pour la zone euro), en raison des mesures prises (chômage partiel, fonds de solidarité, exonérations de cotisations sociales) par les États pour soutenir la structure économique des pays "quoi qu'il en coûte", selon le mot d'Emmanuel Macron, la question se pose.
D'où cette proposition récurrente d'annulation de la dette Covid-19 avancée depuis des mois, dans le sillage du débat académique sur la monnaie qui a débuté depuis plusieurs années outre-Atlantique autour de la Théorie moderne de la monnaie (1). Sur le papier, le raisonnement se tient. Comme 25 % de cette dette publique sont inscrits dans les comptes de la Banque centrale européenne (BCE), institution qui appartient aux Etats-membres, nous nous devons à nous-mêmes cet argent.
Effets collatéraux
En réalité, l'opération est plus complexe, et surtout ne prend pas en compte certains effets collatéraux. C'est ce qu'a expliqué dans une note, publiée début décembre, la chef économiste de la Direction générale du Trésor, Agnès Bénassy-Quéré, qui juge une telle opération "ni légale, ni utile, ni souhaitable".
Au-delà de l'aspect légal que Christine Lagarde, présidente de la BCE, a invoqué pour juger l'opération "inenvisageable", au regard des traités européens, certains économistes y voient avant tout un "faux débat".
En effet, la dette n'est pas à brève échéance le problème à résoudre pour les États. Depuis la politique monétaire accommodante (taux bas et rachats d'actifs) mise en place par Mario Draghi, alors président de la BCE, pour défendre l'euro, les États n'ont aucun problème à se refinancer sur les marchés financiers, même si le risque d'une hausse des prix n'est plus à négliger. La BCE a d'ailleurs récemment assuré qu'elle continuerait à appliquer son programme de rachats d'actifs jusqu'en mars 2022 pour réduire le coût de financement des Etats et des entreprises.
C'est le point faible de certaines initiatives. Dans l'appel lancé dans le journal Le Monde, par un collectif de 150 économistes, les signataires préconisent - en échange de l'effacement de 2.500 milliards d'euros de la dette Covid européenne - un plan d'investissement européen "dans la reconstruction écologique et sociale". C'est ce que préconise également Jean-Luc Mélenchon, le leader de la France Insoumise et candidat à l'élection présidentielle de 2022, dans nos colonnes, qui pointe "la chute de l'investissement public qui n'a même pas retrouvé son niveau de 2008 !"
Etat de la gouvernance européenne
Or, rien ne dit que mécaniquement le lien soit probant, en l'absence du détail des mesures. L'appel évoque "un contrat (passé) entre les États européens et la BCE. Cette dernière s'engage à effacer les dettes publiques qu'elle détient (ou à les transformer en dettes perpétuelles sans intérêt), tandis que les États s'engagent à investir..." Même en faisant preuve de volontarisme et en considérant que chacun des Etats membres passe son accord avec la BCE, il conviendra au minimum de s'entendre sur un cadre commun via une négociation soumise à un sommet européen. Or, en l'état de la gouvernance européenne, la probabilité d'obtenir un accord des Etats-membres pour déterminer un cadre commun d'investissement apparaît faible.
Cette division s'est d'ailleurs manifestée lors des négociations sur le plan de relance européen dont l'enjeu est plus modeste avec 750 milliards d'euros. L'accord n'a été obtenu qu'à l'arraché après d'âpres négociations entre pays membres. Et à ce jour, il est encore loin d'être opérationnel, certains parlements ne l'ayant toujours pas ratifié.
Il contient pourtant des avancées notables, par exemple la mutualisation partielle de dettes, impensable avant la crise sanitaire. Par ailleurs, sur les 750 milliards d'euros d'aides, 300 milliards d'euros le seront sous forme de subvention. Et 37% du montant visent des objectifs environnementaux, dont la neutralité carbone à horizon 2050 en Europe.
Plan de relance en France
Quant à la France, le gouvernement a adopté un plan de relance de 100 milliards d'euros, qu'il juge "suffisant" pour favoriser la reprise économique, élément déterminant pour Emmanuel Macron s'il veut décrocher un deuxième mandat. Toutefois, il y a débat au sein de l'exécutif puisque le haut commissaire à la relance François Bayrou dans une note a proposé "un plan de reconquête" de l'ordre de "450 à 600 milliards d'euros sur trois ou quatre années".
L'intense période électorale qui s'ouvre, avec la tenue d'élections régionales en 2021 et, surtout, de la présidentielle en 2022 est pour la gauche propice à lancer ce débat sur la dette.
La crise sanitaire, comme toute crise, a montré en effet en grandeur réelle les secteurs qui exigent de financer sinon des réformes, au moins des améliorations substantielles : santé, éducation nationale, politique d'apprentissage, enseignement supérieur et recherche, notamment l'université, parent pauvre de notre système de formation.
Une réforme du fonctionnement de l'Etat est aussi à l'ordre du jour au regard des errements constatés en matière de responsabilité. Les exécutifs régionaux ayant joué un rôle essentiel dans la gestion de la crise, une décentralisation des décisions aux échelons locaux s'impose.
Chantiers concrets
L'accélération des transitions énergétique et numérique est vitale pour peser dans la concurrence économique mondiale ainsi qu'un cadre simplifié pour développer un tissu de PME sur le sol national permettant de mieux consolider les chaînes de valeur.
Ces chantiers concrets sont des facteurs de croissance pour assurer l'avenir des générations futures.
Or, du côté du gouvernement, le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a été clair. Il faudra rembourser la dette Covid-19 - voire même énoncer une règle pour stabiliser la dette publique -, et relancer les réformes mises à l'arrêt, notamment en matière de retraites, de protection sociale et de marché du travail, pour renouer avec une croissance, qui avec 5% en 2021 selon la Banque de France, sera loin de retrouver son niveau d'avant la pandémie. Sans surprise, la politique socio-économique du gouvernement ressemble à celle d'avant crise !
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(1) Signalons la parution en français le 10 mars du livre de l'économiste Stéphanie Kelton "Le mythe du déficit" dont le sous-titre est explicite "La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l'économie du peuple" (éd. Les Liens qui libèrent, 368 pages, 23,50 euros).