C'est un étrange enchaînement. Cette semaine, deux événements pourtant situés à des milliers de kilomètres de distance se sont littéralement percutés. Alors que les dirigeants des vingt plus grandes économies du monde étaient réunis à Bali en Indonésie pour le G20 (sans Vladimir Poutine), ces derniers ont dû se résoudre dans l'urgence à se pencher sur la guerre en Ukraine, du fait d'explosions survenues en Pologne causées par des tirs de dispositifs anti missiles ukrainiens.
Dans les heures qui ont suivi, la panique a gagné les chancelleries et les militaires de l'OTAN : car, pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky, il ne faisait aucun doute que ces explosions étaient le résultat de frappes russes. Les médias occidentaux ont alors embrayé sur les paroles du chef d'État ukrainien, accréditant une éventuelle agression russe d'un pays membre de l'OTAN. Sur les plateaux de télévision, certains commentateurs appelaient déjà les Américains et les Européens à répliquer avec la plus grande sévérité. L'article 5 de l'OTAN, qui consacre le principe de défense collective de l'Alliance, est alors évoqué. On parle déjà du spectre déjà d'une « guerre mondiale ».
Par le passé, des conflits mondiaux ont démarré sur de tels événements. On se souvient encore du rôle de l'attentat de Sarajevo, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, dans le déclenchement de la Première guerre mondiale. Dans notre société monde du tout médiatique, la tension était donc à son comble mardi soir. Les premiers retours factuels n'allaient pourtant pas dans le sens des déclarations ukrainiennes. La presse américaine, notamment la prestigieuse agence Associated Press, cita rapidement trois sources officielles américaines expliquant qu'il ne s'agissait pas de projectiles tirés par les forces russes. Le président polonais, Andrzej Duda, est intervenu devant les caméras expliquant, tout en reconnaissant qu'il s'agissait de missiles « de fabrication russe », qu'il lui était impossible d'affirmer qui les avaient tirés, et qu'il s'agissait d'un épisode « ponctuel ». Car, ne l'oublions pas, les forces ukrainiennes utilisent du matériel de guerre russe (et pas uniquement américain...) pour se défendre face aux forces de Moscou. L'Elysée appela alors à « la prudence ». Bref, il était urgent de temporiser après les déclarations tonitruantes du président ukrainien. Et le lendemain matin, les déclarations officielles de l'OTAN et de Washington mirent définitivement fin au doute : il s'agissait bien d'un accident, provoqué par des dispositifs anti-missiles utilisés par l'armée ukrainienne. Et pourtant : malgré ces déclarations sans ambiguïté, le président Zelensky persiste et signe, réclamant que des enquêteurs ukrainiens puissent accéder au site polonais où eurent lieu les explosions (qui firent deux morts).
Conséquence : pour la première fois depuis le début du conflit, l'image de Volodymyr Zelensky dans les médias occidentaux est apparue trouble, ambiguë. Les journalistes, pressés de tourner la page pour avoir relayé sans distance (et sans vérification) les premières déclarations du président ukrainien au sujet des explosions en Pologne, ont concédé une « erreur de communication ».
Pourtant, dans les coulisses de cette guerre ultra médiatisée, ce n'est pas la première fois que les relations sont houleuses entre Washington et Kiev comme je le rapportais la semaine dernière. Si les États-Unis ont consacré des milliards pour aider l'Ukraine à se défendre face à l'agression russe, les Américains ont toujours fixé une ligne rouge : pas question pour les Ukrainiens d'attaquer le territoire de la Russie, et surtout, tout doit être fait pour éviter toute escalade de la guerre vers un conflit généralisé et... nucléaire. Derrière les postures et les stratégies de communication, la réalité des rapports de force prime au final dans toute sa brutalité.
Cette réalité désagréable, les dirigeants participant au G20, dont les pays membres représentent 60 % de la population mondiale et 80 % de la richesse produite, ont dû se la coltiner durant quelques heures. Comme l'a souligné le Washington Post, « la guerre en Ukraine a paralysé les politiques globales ». L'incident en Pologne a été jusqu'à éclipser des rencontres bilatérales prévues entre différents dirigeants présents à Bali. Certaines ont même été annulées. Ainsi, selon la BBC, une rencontre entre le Premier ministre britannique Rishi Sunak et le président chinois Xi Jinping a été supprimée : « Sunak a sauté sur un appel avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le dirigeant canadien Justin Trudeau », a évoqué la BBC.
Ce malaise au coeur de l'une des instances du « village global » (au même titre que la grande messe de Davos ou le G7) se retrouve dans le communiqué final établi à l'issue du sommet : « la plupart des membres ont fermement condamné la guerre en Ukraine et ont souligné qu'elle cause d'immenses souffrances humaines et exacerbe les fragilités existantes de l'économie mondiale », est-il exposé au préalable. La plupart... Car les géants non occidentaux que sont la Chine ou l'Inde ont d'abord pour souci premier de préserver l'économie mondiale. Les signaux américains de ces derniers jours qui s'apparentent à des appels pour l'ouverture de négociation entre la Russie et l'Ukraine montrent que les lignes de fracture entre grandes puissances ne sont peut être pas si importantes sur le dossier ukrainien dès qu'on parle d'économie. Business as usual... C'est d'ailleurs ce qu'indique le fameux communiqué quelques lignes plus loin : « Il y avait d'autres points de vue et différentes évaluations de la situation et des sanctions. Reconnaissant que le G20 n'est pas le forum pour résoudre les problèmes de sécurité, nous reconnaissons que les problèmes de sécurité peuvent avoir des conséquences importantes pour l'économie mondiale ».
L'hôte du G20, le président indonésien Joko Widodo a appelé à mettre fin à la guerre, en soulignant que sans l'arrêt des combats le monde aura les plus grandes difficultés à évoluer sur des questions tout aussi cruciales que sont le réchauffement climatique ou la crise énergétique. Le leader indonésien, qui essaye de tenir l'Asie du Sud Est en dehors des rivalités entre grandes puissances, a également tenu à prendre ses distances à l'égard d'une vision manichéenne du monde entre un Occident démocratique et des régimes autoritaires, en évoquant en creux la montée des tensions entre Washington et Pékin. De son côté, Kristalina Georgieva, la directrice générale du FMI, a rappelé que la globalisation telle qu'on l'a connue ces trente dernières années ne pourra pas résoudre à elle seule les confrontations géopolitiques : « Vous ne pouvez pas résoudre un problème de géopolitique avec des mesures de politiques économiques ».
Décidément, les dirigeants mondiaux prennent leurs distances avec la doxa néolibérale face aux enjeux immédiats et futurs auxquels ils sont désormais confrontés : de nombreux participants du G20 s'inquiétaient ainsi que la guerre en Ukraine détournent les gouvernements de leurs engagements à décarboner leurs économies et à assurer la transition des énergies fossiles vers d'autres modèles... Étrange monde dans lequel les menaces se multiplient, tant à court terme qu'à plus long terme... Un équilibre difficile à tenir pour nos gouvernants. Autant dire que les « maîtres des horloges » apparaissent plus démunis et impuissants que jamais.
Marc Endeweld.