Enquête : New York vacille face à l’afflux des migrants

Le déplacement en masse de réfugiés, organisé notamment par le gouverneur républicain du Texas, met le maire démocrate de la ville, Eric Adams, ainsi que la tradition d’hospitalité de la ville à très rude épreuve.
Migrants endormis près de l’hôtel The Roosevelt dans Manhattan, au sud de Central Park, en juillet.
Migrants endormis près de l’hôtel The Roosevelt dans Manhattan, au sud de Central Park, en juillet. (Crédits : © Luiz C. Ribeiro/New York Daily News via ZUMA Press Wire))

M. le Maire sait soigner ses entrées. « Neeeeew Yooooork », tonnent les haut-parleurs quand il monte sur scène. Empire State of Mind, la célèbre chanson d'Alicia Keys et Jay-Z, inaugure souvent ses conférences publiques : rien de tel qu'un peu de hip-hop pour secouer les foules. Le 24 janvier, dans l'amphithéâtre d'un collège du Bronx, cette bande-son annonçait la très attendue allocution annuelle d'Eric Adams sur l'état de la ville. Sourire Colgate, mentions spéciales à ses conseillères adorées, la fête fut quasi parfaite. Et le discours digne d'un meeting politique : la salle a adoré rugir « Crime down, jobs up ! » Au milieu de ces quarante minutes d'allégresse, il aura tout de même fallu qu'Eric Adams consacre une poignée de secondes à la très préoccupante gestion de l'accueil des réfugiés à NewYork : «Nous sommes fiers d'avoir fait notre part... Le gouvernement fédéral doit maintenant intervenir. »

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Exilés pour la plupart d'Afrique de l'Ouest ou d'Amérique latine

La municipalité, qui s'embourbe dans un marasme humanitaire, qualifie elle-même la situation actuelle de « crise nationale », alors que plus de 175.000 exilés sont passés par le système d'accueil de la ville depuis le printemps 2022, un chiffre qui correspond à quelque 2 % des 8 millions de New-Yorkais. Sur les 121.600 personnes actuellement installées dans les refuges de la ville, 66.200 sont des primo-arrivants. Pour la plupart venus d'Afrique de l'Ouest ou d'Amérique latine, ils sont arrivés en bus ou en avion. Une fois sous les gratte-ciel new-yorkais, eldorado de fer et de verre tant convoité, ils se sont heurtés à un système d'aide sociale complètement débordé.

Trente heures de route, c'est à peu près le temps nécessaire pour parcourir les quelque 3 000 kilomètres qui séparent Manhattan de la frontière sud du Texas. Chaque semaine, Greg Abbott, le gouverneur (républicain) du Lone Star State, fait monter des centaines de demandeurs d'asile dans des autocars, et les envoie vers les grandes villes démocrates. Il revendique le déplacement de plus de 100.000 migrants hors de son État depuis 2022, dont 59 000 acheminés vers Chicago, Denver et Washington, et 37000 vers New York. Les maires concernés dénoncent un « coup de cruauté ». Les soutiens d'Abbott, eux, soulignent un « coup de génie ». Fin décembre, quatorze bus se sont parqués à New York en une seule nuit. Un record. Dans la foulée, la mairie a décidé de restreindre leur entrée dans la mégapole à certaines heures, juste avant que n'entre en vigueur une autre règle qui, elle, met en péril un principe fondamental de la ville.

Le nombre de réfugiés dans les refuges diminue légèrement

À New York, le right to shelter sanctuarise l'accès à un logement pour tous. Mais contre l'avis de la Cour suprême de l'État, Big Apple rogne sur cette norme et limite désormais le temps d'accueil dans les refuges de la ville: trente jours pour les adultes seuls, soixante pour les familles avec des enfants. « Nous manquons d'espace, de personnel et de fonds, et devons donc adopter une gestion à la hauteur de l'urgence », s'est justifiée, le 8 janvier, Anne Williams-Isom, l'adjointe chargée de la santé et des services sociaux. Fin février, 55.000 migrants célibataires et 9.000 familles étaient concernés par ces préavis. Semaine après semaine, le nombre de réfugiés dans les refuges diminue légèrement.

Nous manquons d'espace, de personnel et de fonds, et devons donc adopter une gestion à la hauteur de l'urgence

Anne Williams-Isom, adjointe au maire

Frank Carone, ancien chef de cabinet et ami resté dans l'entourage du maire Eric Adams, voit New York comme « une boîte de douze œufs dans laquelle on essaie d'en faire entrer quatorze: si on force, ils se brisent », dépeint ce proche conseiller. « La mairie voudrait que les réfugiés ne dépendent plus du budget municipal », tance de son côté Me Joshua Goldfein. L'avocat affilié à la Legal Aid Society dénonce la réforme des trente jours, « basée sur un calendrier arbitraire ».

En janvier, Abdoulaye a dormi au chaud. « Mais depuis hier, je n'ai nulle part où aller », raconte le trentenaire d'un air désolé, encore fatigué de sa première nuit d'infortune. Arrivé à New York le jour de l'An, le Mauritanien a quitté la chambre de son refuge la veille de notre rencontre. Il a tenté de trouver un lit à l'hôpital, sans succès, et a terminé son sommeil « sur le carrelage froid » d'une pièce partagée avec trente per- sonnes, « le bon plan d'un ami ». Alors, ce matin, Abdoulaye s'est emmitouflé sous cinq couches de vêtements pour aller faire une demande de relogement auprès des services sociaux. Pour trente nouvelles nuits.

À deux pas de là, les bénévoles de l'association EVLovesNYC installent un chariot sous les arbres nus du Tompkins Square Park, dans l'East Village de Manhattan. Bonnet rose sur la tête, Sasha Allenby, la codirectrice de cette cuisine de quartier, distribue des assiettes mijotées aux plus nécessiteux. « Ces deux derniers mois ont été les plus fous : nous avons dû doubler le nombre de repas distribués, nous en servons désormais 4.000 par semaine », témoigne l'énergique Britannique, entre sourire et soupir.


Le maire de New York, Eric Adams, après une réunion avec des membres du Congrès consacrée à la crise des migrants dans sa ville, en décembre à Washington.

L'association de Sasha Allenby tente de réchauffer les ventres, mais aussi les pieds. Quatre mille couvertures ont été récoltées et 10.000 paires de chaussettes achetées pour armer les réfugiés face aux -15 °C du creux de l'hiver. « Nous ne sommes qu'une bande d'amateurs mais nous faisons le boulot de la mairie, dont nous attendons toujours le soutien financier », déplore la quadragénaire. Sollicitée par La Tribune Dimanche, l'équipe d'Eric Adams assure travailler « avec plus de 100 organisations non gouvernementales » et avoir « déjà dépensé plus de 3,78 milliards de dollars [3,5 milliards d'euros] » en deux ans. « Nous ne recevons pas d'aide significative du gouvernement fédéral », plaide Kayla Mamelak Altus, collaboratrice du maire chargée des relations avec la presse.

Deux cent dix-sept centres d'hébergement supplémentaires ont été ouverts depuis 2022, mais Me Goldfein estime que « la Ville, comme l'État de New York, pourrait mettre plus d'argent sur la table et aider les réfugiés à obtenir ce dont ils ont besoin pour qu'ils quittent les foyers par eux-mêmes ».

La responsabilité finale reviendrait-elle à la Maison-Blanche ?

La responsabilité finale reviendrait-elle à la Maison-Blanche? Au bord du Rio Grande le 29 février, Joe Biden a appelé Trump et les républicains à approuver son deal bipartisan sur l'immigration, jusqu'ici boudé par les conservateurs. « C'est le projet de loi sur la sécurité frontalière le plus strict et le plus efficace que ce pays ait jamais vu », s'est justifié le démocrate. « Le fédéral est certes le seul à pouvoir réfléchir à une amélioration de la politique migratoire, et rien de consistant n'a été décidé depuis trente ans », pointe Ana María Archila. « Quoi qu'il en soit, Eric Adams est le maire de la plus grande ville du pays, il pourrait chercher à construire un modèle municipal inspirant pour le reste de l'Amérique », soutient la codirectrice de la branche new-yorkaise du Working Families Party, une organisation politique progressiste qui soutient en général les candidats démocrates. Les appels du pied du maire de New York vers Biden ont été remplacés par des invocations plus pressantes. Et leurs relations se sont rafraîchies.

New York n'est pas habitué à se demander si les migrants, eux qui ont bâti la ville il y a quatre cents ans, y ont toujours droit de cité. Eric Adams n'hésite pourtant plus à dégainer des formules chocs pour qualifier l'actuelle crise. Il professe fréquemment que celle-ci va « détruire la ville », suscitant l'ire des organismes de défense des immigrés. « Du jamais-vu », affirme Me Goldfein. Et Ana María Archila de s'agacer : « Cette rhétorique sert davantage l'aile droite du Parti républicain, à l'échelle nationale, qui réutilise [les mots d'Adams] pour justifier ses propres projets de politique antimigrants et ainsi battre les démocrates en novembre. » Derrière sa charrette chargée de marmites, Mme Allenby va encore plus loin : « Le maire a fait de la situation actuelle une crise en la nommant comme telle, afin de pouvoir démanteler la loi qui sacralise le droit au logement... »

Le « Biden de Brooklyn » avait été porté à l'hôtel de ville en 2021 sous l'étiquette démocrate. Le politicien est aussi un ancien policier. « Il dirige New York comme un flic », assène Mme Archila, qui attribue au maire « une sorte d'abus dans ses mots et dans sa gestion du pouvoir », comme avec la crise migratoire, où « il fait des réfugiés le bouc émissaire [d'un] chaos qu'il a lui-même engendré ». Marqué par son passage dans la police, qu'il a cherché à « changer de l'intérieur » avec d'autres collègues noirs désireux de conspuer le racisme installé dans l'institution, Eric Adams est régulièrement rappelé à son passif professionnel. Corey Pegues, qui s'était embrigadé avec lui chez les 100 Blacks in Law Enforcement Who Care, un groupe de policiers noirs engagé dans la lutte contre les injustices touchant la communauté afro-américaine, vole à son secours : « C'est en lui, il ne peut rien y faire, il était un officier talentueux, alors il analyse le monde à travers son regard de flic. »

 Seuls 28 % des New-Yorkais approuveraient la politique du maire

Du côté des partenaires historiques, les démocrates sont de plus en plus nombreux à froncer les sourcils. Qu'importe qu'Eric Adams se soit efforcé de diversifier les profils de son administration, qu'il ait nommé cinq femmes à des postes clés, qu'il bénéficie d'une image de maire branché, un peu fashionista et plutôt accessible ; certains alliés songent déjà à lui ravir le trône. Il reste deux ans à Eric Adams avant la prochaine élection municipale, et ce n'est pas sur le bilan de sa guerre contre les rats - si prolifiques à New York que des guides locaux font recette d'un tourisme murin - qu'il pourra tabler pour espérer être reconduit. Un sondage assassin de l'université Quinnipiac publié fin 2023 fait état d'une popularité en berne : seuls 28 % des New-Yorkais approuveraient la poli- tique de ce maire accro à la notoriété. C'est le taux le plus bas depuis la création de l'étude, il y a vingt-sept ans.

Il y a cent ans, 3 000 réfugiés débarquaient chaque jour à Ellis Island

Joshua Goldfein, avocat défenseur des droits des migrants

Le sexagénaire fêtard avait pourtant réussi un sacré pari. Misant sur un récit personnel fort, le sien, celui d'un garçon né dans une famille nombreuse, qui allait à l'école avec un sac de vêtements au cas où sa famille serait expulsée de son foyer, il s'était attiré les faveurs de deux piliers électoraux opposés sur le spectre économique : d'un côté, les richissimes magnats de l'immobilier et l'intelligentsia de Wall Street; de l'autre, les communautés ouvrières noires de Brooklyn et du Queens. « Mais les politiques qu'il mène aujourd'hui prouvent qu'il est devenu un élément du système qu'il voulait transformer », juge Ana María Archila. Et les nombreuses coupes budgétaires, dont les premiers impacts se font ressentir sur la qualité des services publics, sont mal perçues par les New-Yorkais. Norman Siegel, un avocat pour les droits civils qui s'était engagé avec Eric Adams lorsque celui-ci s'attelait à secouer la fourmilière policière, nuance : « Nous ne pouvons pas dresser le bilan de sa première mandature avant qu'elle ne soit terminée. » « Je suis critique, notamment de sa gestion de la crise migratoire, mais je félicite Eric de ne pas avoir laissé la situation en suspens », précise le compère de longue date.

« Il y a cent ans, 3 000 réfugiés débarquaient chaque jour à Ellis Island », rappelle Me Goldfein. Aujourd'hui, ils sont environ 1 500 à arriver chaque semaine. Les circonstances sont autres, mais l'espoir est le même que celui d'Abdoulaye, celui de réussir à vivre dans cette « ville légendaire ». Priorité numéro un du Mauritanien, et pas des moindres : trouver un endroit stable où loger. « Il n'y a rien que tu ne puisses pas faire, maintenant que tu es à New York », promettait Alicia Keys dans son hymne plébiscité par Eric Adams. Il faudra pourtant plus qu'une chanson à Abdoulaye pour qu'il puisse se tenir au chaud jusqu'à la fin de l'hiver.

Commentaires 3
à écrit le 11/03/2024 à 22:10
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Le mec balance envoie des demandeurs d'asile en bus vers des états démocrates... Ambiance cour de récré en maternelle, pitoyable.

à écrit le 11/03/2024 à 16:15
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Nous on coule , carrément.....

à écrit le 10/03/2024 à 9:08
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Les médias traditionnels faisaient déjà la publicité pour nos sociétés de consommation, on se doute qu'avec internet et musk qui veut toucher tous les citoyens du monde de cet immonde consumérisme il ya toujours plus de gens qui rêvent de devenir de...

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