Alors que les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l'Australie l'on déjà imposé, les Européens discutent depuis plusieurs semaines d'un embargo sur le pétrole russe, sans résultat pour l'instant. Si la tenue de l'élection présidentielle française a retardé la mesure, c'est surtout les pays les plus dépendants qui temporisent. "L'arrêt des importations de pétrole russe mettrait l'Europe dans une situation difficile, estime l'institut Ifo.
"D'un côté, un délai supplémentaire donnerait à l'UE la possibilité de mieux se préparer en développant des sources d'énergie alternatives, en faisant baisser la demande et en optimisant la logistique des flux énergétiques au sein de l'UE et dans les différents pays", considère Karen Pittel, directrice de la recherche sur l'énergie, le climat et les ressources de l'Ifo, tout en mettant en garde, d'un autre côté, sur un trop long délai que la Russie mettrait à profit pour trouver de nouveaux clients tout en continuant à percevoir les recettes de ses ventes européennes.
Depuis le début de l'invasion russe en Ukraine, l'Europe a versé à ce jour 39,48 milliards d'euros à la Russie au titre de paiements des hydrocarbures, dont 13 milliards d'euros pour le pétrole et les produits pétroliers, selon le site CREA.
Les livraisons se poursuivent
Car pour le moment, les flux de brut et de produits pétroliers continuent à arriver en Europe. En moyenne, 1,6 million de barils par jour (mb/j) ont été livrés en avril à partir des ports russes jusqu'à ce jour, contre 1,3 mb/j en mars, selon le site TankerTrackers.com, cité par le Wall Street Journal. Or, la destination de quelque 650.000 b/j n'est pas spécifiée, rendant ce marché de plus en plus opaque pour les observateurs.
De fait, les besoins des industriels européens sont tels qu'ils continuent à acheter discrètement ce pétrole russe. Cet anonymat découle d'une technique déjà utilisée par le Venezuela et l'Iran, deux pays soumis à un embargo pétrolier, consistant à charger du pétrole en mer sur des tankers à plus grosse capacité, pour les mélanger à différentes qualités de brut. Ainsi, leur origine devenant plus compliquée à tracer, leur commercialisation est rendue plus facile, expliquent des sources de sociétés de trading et de négoce, citées par le quotidien des affaires américain.
Dans une note de recherche publiée le 11 avril, l'ONG Global Witness pointe le rôle de certaines sociétés de négoce qui jouent le rôle d'intermédiaires entre les vendeurs et les acheteurs pour acheminer les volumes physiques. Il s'agit d'"un petit groupe d'entreprises peu connues du public qui dominent l'approvisionnement mondial en ressources naturelles, y compris le pétrole". Parmi elles, on compte Vitol, Trafigura et Glencore. Elles ont transporté durant les premières semaines du conflit plus de pétrole depuis les ports russes qu'elles ne l'avaient fait durant la même période au cours des trois dernières années, affirme Global Witness. Seule Gunvor a vu ses volumes mensuels baisser par rapport à mars 2021. "Fin mars et en incluant certaines expéditions de la dernière semaine de février, ces quatre négociants en matières premières avaient affrété 67 cargaisons de produits bruts et pétroliers des ports russes avec un volume combiné de 6,1 millions de tonnes", précise Global Witness.
Révision à la baisse de la croissance économique
Au-delà de cette poursuite des livraisons, dont certaines relèvent de contrats signés avant le début du conflit, la question de fond est la politique énergétique européenne qui se pose avec une certaine acuité. En 2021, l'Europe importait en moyenne 2,3 mb/j de la Russie. Et même si ce volume a considérablement baissé, la dépendance européenne reste étroite pour faire tourner un appareil productif. Or, la guerre en Ukraine a déjà conduit à une révision de la croissance économique. Le FMI qui tablait en janvier sur +3,8% en janvier, prévoit désormais +1,6% pour 2022.
Les responsables européens sont donc confrontés au dilemme de faire céder Vladimir Poutine pour arrêter son offensive au prix du risque de récession, voire de stagflation (inflation et croissance atone), la hausse générale des prix se poursuivant mois après mois.
Dans une analyse parue ce vendredi, Alfred Kammer, spécialiste de l'Europe au FMI, recommande "d'améliorer la sécurité énergétique, notamment en développant les sources renouvelables et en améliorant l'efficacité énergétique". Ce qui passe dans un premier temps par la reconstitution des stocks gaziers avant le prochain hiver. Certains pays, comme la Bulgarie, l'Allemagne et l'Italie, ont d'ailleurs déjà commencé à le faire en s'adressant à des fournisseurs alternatifs, en repoussant la date de fermeture de centrales nucléaires ou en recourant au charbon pour produire leur électricité, constate le FMI, tout en précisant que cela restera insuffisant pour compenser l'ensemble des importations russes d'hydrocarbures.
Ainsi, pour le pétrole, "nous considérons qu'une diminution des livraisons russes pourrait être compensée par d'autres sources d'énergie. Mais faire ce choix à la fois pour le charbon et le pétrole est une gageure face au risque de pénurie de gaz russe", met en garde, pour sa part, Karen Pittel.
C'est ce subtil équilibre que les Européens doivent trouver pour imposer un embargo sur les hydrocarbures russes, et qui prend du temps. Or il y a urgence car les bombardements russes, eux, s'intensifient en Ukraine.