Sénégal : la pêche, enjeu de l’élection présidentielle

Les candidats à la présidentielle, dont le premier tour a lieu aujourd’hui, ont critiqué les licences accordées aux chalutiers européens, qui poussent une partie de la population, privée de ressources, à s’exiler.
Port de pêche traditionnelle de Yoff, commune de Dakar, le 26 novembre 2023.
Port de pêche traditionnelle de Yoff, commune de Dakar, le 26 novembre 2023. (Crédits : © LTD / CEM OZDEL / ANADOLU / Anadolu via AFP)

Dans le petit local du comité de pêche du village de Ouakam, sur le littoral de Dakar, Mamadou Sarr a vu défiler onze des dix-sept candidats à l'élection présidentielle. Le pêcheur, président du comité, a rédigé une charte avec les principaux acteurs du secteur au Sénégal. Treize propositions pour « une pêche durable au bénéfice des populations sénégalaises à horizon 2030 » que les concurrents sont venus signer à tour de rôle.

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La question de la pêche a été l'un des sujets importants de la campagne électorale express de deux semaines (au lieu de trois). Prévu initialement le 27 février, le scrutin a en effet été reporté, entraînant plusieurs semaines de troubles dans le pays, avant d'être fixé à ce dimanche pour le premier tour. Si l'élection semble la plus ouverte de l'histoire du pays, Amadou Ba, qui représente le camp du président sortant Macky Sall, et Bassirou Diomaye Faye celui de l'opposition, sont les deux favoris.

Jeudi, le candidat d'une coalition d'opposition, Thierno Alassane Sall, est venu apporter sa signature à la charte de Mamadou Sarr. Sous les applaudissements et les chants de quelques dizaines de militants et de pêcheurs des environs, l'ancien ministre a lancé : « Nous devons mettre un terme à la surexploitation de nos ressources et penser à notre souveraineté économique et alimentaire. »

Cela fait des années que Mamadou Sarr porte ces revendications. Depuis quatre décennies qu'il pêche, il a vu la mer se vider de ses poissons. « L'abondance, je l'ai vécue, mais c'est terminé », regrette-t-il depuis la terrasse de sa cabane face à l'horizon. Ce jeudi, il a décidé de ne pas sortir en mer, le lendemain non plus d'ailleurs. « Il faut aller au large pour trouver du poisson, et ça peut prendre des jours », remarque-t-il, habillé d'un large boubou vert pâle.

« Le poisson n'a même plus le temps d'arriver jusqu'à la côte, ni même de se reproduire. Il est raflé bien avant » Mamadou Sarr, pêcheur

Sur la plage, des jeunes empaquettent des vivres, en prévision justement de longues journées dans les vagues de l'Atlantique. Face à la rareté du poisson, ils doivent naviguer jusque dans les eaux voisines de la Guinée-Bissau au sud et de la Mauritanie au nord. « Avant, quand on partait en mer, on pouvait annoncer quel type de poisson on allait pêcher, poursuit Mamadou Sarr. Nous avions le choix, nous ne l'avons plus. La mer est tellement vide que l'on prend ce qu'on trouve. »

Une surexploitation liée, selon lui, à la démultiplication du nombre de pêcheurs au Sénégal, mais aussi et surtout à la pêche industrielle pratiquée par des navires étrangers aux larges des côtes. Pour beaucoup de pêcheurs et d'hommes politiques, il faut renégocier, voire annuler les licences de pêche avec ces entreprises étrangères, notamment européennes. « Le contenu de ces accords pose problème parce qu'il est déséquilibré », a critiqué Thierno Alassane Sall, comme presque tous les candidats ayant dénoncé « des licences scandaleuses » qui « nuisent à la sécurité alimentaire » du pays et poussent la jeunesse, dépourvue d'emplois et de ressources, sur le chemin de l'émigration clandestine.

Les navires étrangers, de véritables « bulldozers des mers », avalent en effet des tonnes de poissons par jour. « Le poisson n'a même plus le temps d'arriver jusqu'à la côte, ni même de se reproduire, dénonce Mamadou Sarr. Il est raflé bien avant. » Mi-chalutiers, mi-usines, ces navires battant pavillon étranger détiennent des licences de pêche octroyées par l'État du Sénégal dans le cadre de contrats signés avec l'Union européenne (depuis 1979, renouvelés en 2014 et 2020) ou encore avec la Chine et la Russie. Ceux signés avec l'UE permettent à des chalutiers français, espagnols et portugais de venir pêcher dans les eaux abondantes du Sénégal, réputées pour être parmi les plus poissonneuses au monde.

Dans les faits, ces navires européens sont censés pêcher exclusivement du thon et du merlu, sans dépasser respectivement 10000 et 1750 tonnes par an. « Mais nous les voyons faire en mer, ils ramassent tout, même le sable », accuse Momar Guèye. Assis sur le rebord de sa pirogue colorée qu'il retape en vue du printemps, ce fils d'un pêcheur et d'une transformatrice de poisson déplore aussi un manque de contrôle de la part de l'État.

La compensation de l'UE jugée insuffisante

En contrepartie de ces licences, l'Union européenne s'engage à verser 1,7 million d'euros par an au pays pour « favoriser la mise en œuvre d'une politique de pêche durable et l'exploitation responsable des ressources halieutiques dans cette zone ». Une compensation financière que beaucoup de pêcheurs jugent dérisoire, alors que leurs revenus ont drastiquement baissé ces dix dernières années. « Dans le temps, en haute saison, je pouvais faire des semaines à 1 million de francs CFA [soit 1 500 euros], contre difficilement 100 000 FCFA [150 euros] aujourd'hui », pointe Momar Guèye, qui occupe aussi un emploi de maçon pour s'en sortir.

Pour espérer un retour des poissons, les pêcheurs militent pour l'arrêt, au moins un temps, des licences aux bateaux étrangers, alors que 17 % de la population sénégalaise vit directement ou indirectement du secteur de la pêche. Pour Momar Guèye, « le prochain président devra prendre ses responsabilités, sans quoi on risque de voir un secteur tout entier sombrer et disparaître ». La présence du sujet dans la campagne lui a redonné de l'espoir et « peut-être » l'envie de rester au Sénégal. Comme beaucoup, il a déjà pensé prendre les pirogues à destination de l'Europe. « Le manque de poisson pousse les pêcheurs à partir », souffle-t-il, alors qu'ils sont surreprésentés parmi les candidats à l'exil.

« Nous avons besoin d'un vrai rééquilibrage dans la gestion de nos ressources halieutiques, mais aussi de nos hydrocarbures, pour un réel effet d'entraînement sur l'économie », analyse Demba Seydi, expert en gestion des ressources naturelles. Dans cet élan de souveraineté, de nombreux candidats, y compris l'ancien Premier ministre et candidat du pouvoir Amadou Ba, ont par ailleurs annoncé vouloir renégocier les contrats d'exploitation du pétrole et du gaz, dont la production doit démarrer cette année. Ils sont aujourd'hui essentiellement détenus par des entreprises étrangères, dont le britannique BP.

Commentaire 1
à écrit le 30/03/2024 à 10:07
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"L’Afrique dépouillée de ses poissons" Monde Diplomatique

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