Quelle est (vraiment) l'influence de la bête noire d'Erdogan dans le milieu des affaires ?

L'imam Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis depuis 1999, est désigné comme responsable de la tentative de coup d'Etat du 15 juillet par le président turc Recep Tayyip Erdoğan. Si la chasse aux sorcières a conduit à la suspension, l'interpellation ou le placement en détention de 60.000 militaires, policiers, magistrats, enseignants, fonctionnaires et autres personnes soupçonnés de liens avec le mouvement de Gülen, la confrérie nourrit de nombreux fantasmes. On lui prête des relais dans tous les secteurs et dans le monde entier. Mais qu'en est-il vraiment?
Sarah Belhadi
Le président turc Erdogan a accusé les putschistes d'être liés à Fethullah Gülen son ennemi juré, exilé depuis 1999 aux Etats-Unis.

Article initialement publié le 28/07/2016 15:37

Deux semaines après la tentative de coup d'Etat avorté en Turquie, la grande purge se poursuit. Lundi, la compagnie aérienne nationale turque Turkish Airlines a annoncé le licenciement de 211 employés en raison de leurs liens supposés avec le prédicateur religieux Fethullah Gülen, qui flirte avec le soufisme. Il y a une semaine, l'opérateur Türk Telekom, détenu à 30% par l'Etat, a renvoyé 198 employés.

Si cette purge touche toutes les strates de la société turque (armée, police, universités, médias, entreprises) soupçonnées d'avoir des relais au sein du gülénisme, il faut noter que le grand ménage en cours n'est pas nouveau. La mise sous tutelle de Zaman ("Le Temps"), journal d'opposition proche de Gülen début 2016, a été très médiatisée, mais d'autres tout aussi significatives sont passées inaperçues ou presque. Fin octobre 2015, la holding Ipek Koza (notamment présente dans le secteur minier et dans les médias) est mise sous tutelle accusée selon un procureur d'Ankara de « financer »« recruter » et « faire de la propagande » pour le compte de l'imam.

En février 2015, l'établissement bancaire Bank Asya, spécialisé dans la finance islamique a été placé sous tutelle, officiellement pour manque de transparence. "Erdoğan cherche à assécher financièrement les gülénistes", explique Bayram Balci, chercheur au Ceri-Sciences Po et spécialiste de l'expansion du mouvement güléniste, notamment en Asie centrale. En les privant du secteur bancaire, Erdoğan rend ainsi complexe les transferts d'argent, et asphyxie les relais du prédicateur religieux dont il bénéficie à l'étranger.

Le meilleur allié dans la stratégie économique d'Erdoğan

Pourtant, cette chasse aux sorcières orchestrée par Erdoğan (et amplifiée depuis la tentative de coup d'Etat ratée du 15 juillet) est relativement récente. Jusqu'en 2013, Gülen et Erdoğan sont alliés. Ils ont un ennemi commun : les kémalistes laïcs très présents dans l'administration turque. Pendant des années, le gülénisme a fait partie de la stratégie sociale de reconquête des conservateurs et religieux. A l'extérieur, les réseaux du prédicateur religieux dans le reste du monde, et notamment en Afrique, ont bénéficié à Erdoğan pour le développement de l'activité économique, et pour monter en puissance au niveau diplomatique, comme le détaille Ali Kazancigil, le politicologue et universitaire turc dans un article du Monde diplomatique en mars 2014.

En Turquie, au sein des entreprises publiques ou des différents ministères, il est évident qu'un certain nombre de sympathisants gülénistes y occupent alors des postes. "Avant 2013, il était bien vu par le régime islamo-conservateur de faire partie de cette mouvance donc forcément, on va retrouver des cadres sympathisants dans des entreprises nationales comme Turkish Airlines", rappelle Bayram Balci. "Ce qui donne à la purge actuelle un côté ubuesque. Erdoğan lui-même était très proche de la mouvance dont il faisait publiquement l'éloge", note-t-il.

Officiellement, il est pourtant difficile de savoir précisément quelle est la place des gülénistes dans la sphère économique turque et les réseaux d'influence, et de chiffrer précisément le nombre d'entrepreneurs turcs sympathisants.

Ethique musulmane et économie de marché

Pour comprendre son ancrage dans la sphère économique, il faut d'abord rappeler l'importance de ce personnage dans l'évolution du rapport entre religion et business. "Gülen n'est pas un homme d'affaires mais c'est une des rares figures religieuses à rappeler à ses disciples de ne pas avoir honte de l'argent. Il réussi à faire passer le message que ce n'est pas incompatible", note Bayram Balci. Sa vision de la sphère entrepreneuriale et du monde des affaires lui vaut d'ailleurs d'être comparé à celle défendue par l'éthique protestante calviniste.

De plus, si le prédicateur parvient à fédérer une communauté musulmane  en la décomplexant de son rapport à l'argent supposé contraire à l'Islam, il arrive dans une période de transformation favorable. "Il émerge dans une période de changement de paradigme économique en Turquie. Le pays s'engage dans l'économie libérale avec Turgut Özal alors Premier ministre", rappelle Bayram Balci.

Dans la foulée, l'éclatement du bloc soviétique et l'ouverture des pays socialistes d'Asie centrale ouvre de nouvelles possibilités. Gülen trouve ainsi des relais en ouvrant des écoles en Ouzbékistan, au Kirghizistan, ou au Kazakhstan. Il s'implante également en Europe via les Balkans (en Bosnie, en Albanie, et en Macédoine notamment).

Un réseau d'entrepreneurs

Au sein des milieux patronaux turcs, extrêmement organisés, les gülénistes ont toutefois mis davantage de temps à se positionner, et à constituer une élite économique face à la tentaculaire TÜSIAD. L'association des industriels et des hommes d'affaires turcs, fondée en 1971, est la plus grande organisation patronale turque. 4000 sociétés sont membres et la TUSIAD bénéficie d'importants relais en Europe, à Paris, à Bruxelles et à Berlin, mais aussi dans les sommets internationaux comme le G20. Composée de kémalistes laïcs, et donc opposée par nature à la mouvance de Gülen, cette association n'est toutefois pas épargnée par le gouvernement islamo-conservateur. "Le patronat turc est séculier donc cela crée des tensions", rappelle Bayram Balci.

Si rien est avéré, la Tuskon (Confédération des hommes d'affaires et des industriels de Turquie) est quant à elle connue pour avoir des liens étroits avec les gülénistes. "Rien ne prouve que Gülen est derrière Tuskon, il n'est pas le patron mais les responsables de cette organisation patronale le prennent pour un chef moral ou spirituel", souligne Bayram Balci.

L'organisation a été fondée en 2005 par des entrepreneurs proches du mouvement. Selon le site de l'organisation, elle fédère 211 organisations commerçantes et 55.000 entrepreneurs, et dispose d'antennes à Bruxelles, Washington, Moscou et Pékin ou la Confédération finance notamment des think tank. Contrairement aux kémalistes de la TÜSIAD, elle s'est positionnée sur d'autres marchés comme en Asie centrale ou au Moyen-Orient. En novembre 2015, dans le cadre d'une enquête sur la constitution d'un état parallèle, l'agence de presse gouvernementale Anadolu rapportait que les autorités avaient procédé à des fouilles des bureaux de la Tuskon à Ankara.

Au total, plusieurs estimations font état d'une vingtaine d'entreprises affiliées au gülénisme. La situation actuelle en Turquie laisse à croire que l'imam serait pratiquement à la tête d'un état parallèle. "Mais à force de voir des Gülénistes partout, on finit presque par alimenter la stratégie d'Erdoğan", prévient toutefois Bayram Balci.

Sarah Belhadi
Commentaire 1
à écrit le 28/07/2016 à 12:28
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Alors ça c'est vraiment du beau boulot je vous félicite pour votre professionnalisme, je ne m'attendais pas à lire un portrait de cet homme où que ce soit si ce n'est peut-être dans le Monde Diplomatique. Un article de cette qualité ne sera pas l...

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