Comment Airbus va croître sur le marché mondial de l'observation spatiale

Après une année 2021 cruciale pour Airbus Space dans l'observation, 2022 sera-t-elle l'année de la confirmation grâce à la mise en orbite de toute la constellation Pléiades Neo ? Airbus Space s'impose comme le seul vrai concurrent européen de Maxar.
Michel Cabirol
Le programme Pléiades Neo, dont les satellites ont une résolution de 30 centimètres, est une véritable arme de guerre commerciale pour Airbus Space aussi bien dans le civil que dans le militaire.
Le programme Pléiades Neo, dont les satellites ont une résolution de 30 centimètres, est une véritable arme de guerre commerciale pour Airbus Space aussi bien dans le civil que dans le militaire. (Crédits : Airbus Space)

Airbus Space a fait bouger les lignes dans l'observation spatiale. Et pas qu'un peu. Le groupe européen bouscule la concurrence aussi bien dans le civil que dans le militaire avec sa nouvelle constellation Pléiades Neo, dont deux satellites sur les quatre prévus sont déjà en service depuis novembre. Une année qui a été particulièrement cruciale pour Airbus dans cette filière. "Nous avons acquis une crédibilité supplémentaire auprès de la DGA et du CNES sur un certain nombre de sujets (instrument et leadership système) grâce à la maturité et au déploiement opérationnel du système Pléiades Neo, explique dans un entretien accordé à La Tribune le directeur de l'observation de la Terre et des missions scientifiques chez Airbus, Philippe Pham. D'autant que les deux satellites en orbite fonctionnent très bien avec les technologies utilisées".

Et 2022 va être tout aussi vitale pour Airbus Space, qui attend avec impatience la suite de la constellation Pléiades. Les deux prochains satellites seront terminés à Toulouse en mars. Les quatre satellites seront mis sur la même orbite héliosynchrone à la suite du premier vol commercial de Vega C prévu en août. Clairement, le programme Pléiades Neo, dont les satellites ont une résolution de 30 centimètres, est une véritable arme de guerre commerciale, aujourd'hui en partie en service, aussi bien dans le civil que dans le militaire. C'était l'objectif affiché d'Airbus, qui a autofinancé le programme Pléiades Neo, quand il a déchiré en 2016 la feuille de route commune entre Airbus Space et Thales Alenia Space (TAS) définie par la DGA et le CNES. Et le pari d'Airbus est en train d'être gagné.

"Un industriel a décidé de réaliser le post-Pléiades sur fonds propres, avec le niveau de performance mentionnée (par Geneviève Fioraso : résolution de 25 à 30 centimètres, ndlr), et je pense même qu'il ira au-delà. Cela pose un certain nombre de questions. Quelle attitude tenir vis-à-vis de l'autre industriel ? L'équité d'accès au marché imposerait, fondamentalement, que nous ne fassions rien. Quelle est la garantie de la part d'Airbus que la technologie restera de manière pérenne en France ? Quels sont les composants utilisés ? Quels sont les miroirs utilisés ? Tout cela est suivi avec une grande attention", avait expliqué en octobre 2016 à l'Assemblée nationale l'ancien Délégué général pour l'armement, Laurent Collet-Billon.

Airbus, un temps d'avance sur le marché militaire

Après avoir gagné ces dernières années en coopération avec TAS aux Émirats Arabes Unis et au Maroc, Airbus est en train de récolter les fruits de sa stratégie solo même si le marché de l'observation militaire est actuellement encore très déprimé à l'export. Notamment parce que les pays intéressés par des satellites espions ont un processus de décision, qui s'est nettement allongé en partie à cause de la crise provoquée par la pandémie. Certains États sont même passés sous surveillance du Fonds monétaire international. Au-delà de cette crise, les temps étaient déjà compliqués pour les deux constructeurs de satellites d'observation optique. Ainsi, depuis Göktürk en Turquie en 2010, TAS n'a rien gagné tout seul à l'export tandis qu'Airbus attend de son côté un nouveau contrat depuis THEOS 2 (Thaïlande) en juin 2018. Pour autant, les deux groupes n'ont perdu pratiquement aucune compétition sur le marché ouvert ces derniers mois.

"Il y a des conditions économiques un peu plus compliquées en ce moment pour des pays qui tentent de se relever de la crise de 2020/2021, confirme Philippe Pham. Il n'y a pas énormément d'opportunités non plus".

Certains projets ont été repoussés de deux ans, voire plus. D'autant que les conditions de financement se sont durcies et que la vente de satellites espions reste très liée à la signature d'accords "G to G" (de gouvernement à gouvernement). Contrairement à TAS, Airbus Space peut compter sur des prospects solides, notamment au Qatar, au Vietnam et en Égypte en proposant pour la plupart de ces campagnes des plateformes Pléiades Neo. Par ailleurs, en France, Airbus Space et TAS travaillent sur la suite des satellites CSO, le programme IRIS. Vont-ils arriver à coopérer ? Ce serait logique mais...

Au-delà du court terme, Airbus souhaite garder un temps d'avance sur la concurrence en misant sur l'infrarouge. Il est d'ailleurs en train de bâtir une feuille de route solide pour intégrer cette nouvelle capacité discriminante à partir des instruments développés pour le compte du CNES et de l'indien ISRO (Trishna) et LSTM (ESA). Ce qui sera un atout pour l'observation de nuit... même si ces capacités seront probablement dégradées à l'exportation. Il conviendra de ne pas vendre à n'importe quel pays ces capacités.

Civil : Airbus joue le haut de gamme

Avec la constellation Pléiades Neo, Airbus se positionne sur le segment de l'observation de la Terre à très haute résolution (30 cm, voire moins) avec une collecte en temps quasi-réel grâce à son réseau mondial de stations. "C'est là qu'il y a le plus gros marché et où il y a les plus grosses rémunérations puisqu'il y a peu de concurrents. Nous savons faire mieux que 30 cm, nous allons être assez difficile à concurrencer en termes de performance", assure Philippe Pham. Sur ce marché, le leader mondial de ce marché Maxar génère d'ailleurs une marge d'exploitation d'environ 60%. Airbus Space va continuer à améliorer son offre avec la mise en service de terminaux laser, qui offrira alors du temps réel à ses clients. Avec les quatre satellites en service, Airbus pourra également leur proposer d'obtenir des images en tout point sur la Terre entre 2 et 4 fois par jour. "La revisite est l'argument principal de vente", fait observer Philippe Pham.

"Le marché est prêt à payer pour avoir ce qu'il y a de mieux et acheter la meilleure couverture avec le nec plus ultra de la revisite. On constate que le marché, qui est en-dessous, souffre parce qu'il est asséché par le haut. Sauf pour quelques applications, comme par exemple l'agriculture, qui demandent soit du balayage large ou de la résolution moins grande", estime-t-il.

Sur le marché de l'observation de haute résolution, Airbus Space ferraille principalement contre Maxar, qui a racheté le leader du marché DigitalGlobe en 2017. Le groupe nord-américain, qui a réussi à quasi-verrouiller le marché institutionnel américain - notamment le NRO (National Reconnaissance Office) et la NGA (National Geospatial-Intelligence Agency) -, cadenasse une part de marché de plus de 60% au niveau mondial. Celle d'Airbus Space plafonne entre 20% et 25% en raison de sa quasi-absence aux Etats-Unis alors que "le marché américain fait quatre ou cinq fois la taille du marché mondial", rappelle Philippe Pham. Sans entrer sur ce marché, il sera difficile à Airbus de rattraper Maxar. "Nous aimerions bien pouvoir mettre le pied sur le marché américain mais, aujourd'hui, les conditions sont tellement contraintes qu'il est quasiment impossible de rentrer même pour un acteur comme Airbus, qui a pourtant déjà un pied aux Etats-Unis", regrette Philippe Pham.

Mais l'effet Pléiades Neo a déjà permis au groupe européen d'accrocher avant le lancement des deux premiers satellites des contrats très importants avec Google et un groupe chinois. "Nous avons constaté un vrai boost commercial depuis que les deux satellites sont en orbite. Et sur le marché export, on note désormais une plus grande attention à nos propositions", affirme également le patron de l'observation, qui vend aujourd'hui sa production à 80% aux institutionnels (civil et militaire). Airbus Space profite également des retards (au moins six mois) de la constellation Legion de Maxar, qui devait être mise en orbite en 2021.

Cette constellation de six satellites WorldView Legion (600 millions de dollars) a été difficile à construire. Les deux premiers satellites WorldView Legion devraient s'envoler à bord d'un lanceur de SpaceX entre le 15 mai 2022 et le 13 juin 2022. Pour grignoter son retard, Airbus Space compte surtout sur la croissance du marché. Ainsi, dans son rapport annuel, Northern Sky Research projette que le marché de l'observation de la Terre passera de 3,4 milliards de dollars en 2019 à 8,1 milliards de dollars en 2029. Soit un taux de croissance annuel de 9 %. Northern Sky Research prévoit également que le Big Data sera le principal moteur de croissance de ce marché, jusqu'ici principalement dominé par la défense et le renseignement.

Un marché dominé actuellement par le duopole formé par Maxar et Airbus. Toutefois, ils vont devoir très vite affronter de nouveaux entrants, notamment des concurrents chinois, qui progressent rapidement. "Nous ne savons pas encore à quelle échéance les Chinois vont vraiment inonder le marché et trouver des clients sur leur zone de prédilection : Asie, Afrique et Amérique du Sud", souligne Philippe Pham. Enfin, des acteurs venus de Corée du Sud et d'Israël sont en train de monter en gamme. "Ce sont les plus avancés", précise-t-il.

Airbus à l'écart de l'océan rouge

En revanche, Airbus Space assure se différencier clairement de Planet, qui propose une résolution estimée entre 60 et 70 cm avec les satellites SkySat, ainsi que de la plupart des nouveaux venus dans l'observation spatiale. "On ne propose pas les mêmes performances que Planet", affirme Philippe Pham. Même si la société de San Francisco a réussi à fidéliser des clients américains prestigieux, comme la NRO et la NGA, qui lui octroient une rente annuelle suffisante en fournissant de l'imagerie complémentaire à Maxar. Mais ce marché reste beaucoup moins lucratif et surtout très concurrentiel (de 70 cm à 1 mètre de résolution).

Ce marché n'intéresse pas le groupe européen. Pourquoi ? C'est un marché que Philippe Pham surnomme "l'océan rouge" où les acteurs se livrent une guerre commerciale sans merci pour survivre. D'autant que beaucoup de start-up misent très souvent sur l'orbite terrestre basse (LEO) avec une durée de vie des satellites de deux à trois ans. Ce qui veut dire qu'elles doivent très rapidement remettre au pot et donc disposer des revenus de la précédente génération pour investir. Enfin, plus de 90% des images collectées par un satellite en général ne sont pas vendues... Et l'archvage coûte cher (cloud). Ce marché est à la fois prometteur mais aussi terriblement sélectif.

Ce marché est toutefois suivi par Airbus Space, qui évalue régulièrement l'état de la menace (technologies, capacités industrielles et financements) notamment aux Etats-Unis. Ainsi, le groupe reste attentif aux start-up qui s'y lancent pour anticiper l'émergence de nouveaux concurrents sérieux ou détecter des pépites en devenir. "Le danger peut venir de petites sociétés, qui réunissent les bonnes compétences et peuvent avoir accès à d'importants effets de levier financiers pour rapidement accéder à l'espace. Il faut surveiller avec attention", estime-t-il. Car certaines start-up peuvent avoir accès à plusieurs centaines de millions de dollars sans devoir répondre tout de suite à des impératifs de retour sur investissement. Mais les SPAC (Special Purpose Acquisition Company), qui financent ces start-up peuvent changer la donne. "Elles vont devoir rendre compte tous les trois mois ce qui se passe. Cela va stresser un peu plus le système. Il va y avoir un certain nombre de morts", fait remarquer Philippe Pham.

Reste que le spatial est également un domaine très exigeant pour s'y imposer et surtout y durer. La qualification et la durée de vie des satellites, leur mise en orbite demandent des compétences et des financements. Airbus Space les a depuis longtemps. Et le groupe va continuer à miser sur les disruptions technologiques sur lesquelles ses équipes travaillent pour garder à distance la concurrence sur le plan commercial. Il a déjà prouvé dans un passé récent sa capacité à investir et à faire bouger les lignes.

Aval : Airbus a plongé l'écosystème

Au-delà de la fourniture d'images par les satellites d'Airbus, le groupe a construit toute une stratégie aval avec le programme OneAtlas, piloté par François Lombard, pour vendre des analyses géospatiales spécifiques à l'industrie et résoudre leurs problèmes. "Chez Airbus, nous sommes certes un opérateur intégré, mais notre vision va au-delà d'une verticalisation, avait expliqué mi-décembre Philippe Pham au forum Euroconsult. C'est construire un écosystème complet, mettre en commun les ressources propres et celles des partenaires, combiner des analystes spécialisés dans un marché, croiser avec des données acquises par nos senseurs, des capacités externes, spatiales ou non, impliquer des start-ups, fusionner ces compétences et ces données afin de réunir la meilleure équipe pour chaque besoin de nos clients".

"Nous sommes en train de passer d'une architecture propriétaire, qui était classique sur les dix dernières années, à une approche plus modulaire et plus ouverte en termes de partenariats mais aussi de standards", souligne-t-il.

Ainsi, dans OneAtlas, il y a déjà 200 start-up, confie Philippe Pham. Airbus Space a développé des partenariats avec de nombreuses start-up spécialisées dans l'analyse des images aux Etats-Unis, en Europe de l'Est, en Asie, en Afrique et au Moyen Orient. Ainsi, le groupe fait appel à des sociétés comme FTP au Vietnam pour le machine learning, pour caractériser toutes les flottes de bateaux, tagger des images de façon à ce que les algorithmes apprennent plus vite. "Nous avons beaucoup réfléchi à comment on pouvait embarquer les meilleurs dans chacun de leur domaine et comment on pouvait les responsabiliser dans leurs investissements pour qu'ils restent les meilleurs dans leur domaine", précise-t-il. Ainsi, Airbus Space a embarqué Capgemini, CS Group mais aussi la start-up Preligens, on encore Geotrend à Toulouse.

Par ailleurs, dans le cadre du volet spatial du plan France Relance, le consortium mené par Airbus a été choisi par la Direction Générale des Entreprises (DGE) et le CNES pour mener le projet DOMINO-X, qui vise à standardiser les architectures des segments sol d'observation de la Terre et favoriser l'émergence d'une offre de produits et services modulaires grâce au cloud et à l'intelligence artificielle. "Nous allons industrialiser les segments sol depuis la réception satellite, puis le processing d'imagerie et de data, et, enfin, le downstream service, c'est-à-dire des produits très spécifiques pour les marchés verticaux (agriculture, surveillance maritime...)", explique Philippe Pham. Résultat, Airbus Space est aussi bien à bord avec ses satellites, au sol avec ses stations et dans les services avec OneAtlas. 2022 a de fortes chances d'être l'année d'Airbus Space dans l'observation...

Michel Cabirol

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Commentaires 4
à écrit le 04/01/2022 à 17:49
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Le capitaliste dans sa recherche de plus-value et de profit devient de plus en plus efficace et productif et la valeur de ce qu’il produit – valeur travail, bien sûr – s’érode sans cesse. La concurrence se charge d’imposer le progrès au capitaliste. ...

le 05/01/2022 à 5:56
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Quel est le rapport avec l’article ?

à écrit le 04/01/2022 à 8:01
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Ça fait dix ans qu'on nous parle du fléau des débris spatiaux, dans ce contexte là on peut se poser des questions, soit ils nous racontent n'importe quoi ce qui est raisonnablement envisageable, soit l'exploitation spatiale économique devient de plus...

à écrit le 04/01/2022 à 7:36
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Comme d'habitude avec Michel Cabirol, un excellent article.

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