Pourquoi TotalEnergies ne veut pas quitter la Russie, contrairement aux autres pétroliers occidentaux

TotalEnergies a-t-il trop misé sur la Russie ? Malgré le coup de pression de Bruno Le Maire, qui a pointé mardi le problème éthique que soulevait la présence de grandes sociétés françaises au capital d'entreprises d'hydrocarbures russes en temps de guerre, la major pétrolière et gazières tricolore ne compte pas se désinvestir du géant gazier russe Novatek. Et pour cause, les projets qu'elle porte avec ce dernier dans le gaz naturel liquéfié (GNL) touchent au cœur même de sa stratégie de long terme. Mais l'escalade des tensions pourraient finir par l'obliger à quitter le navire. Analyse.
Marine Godelier
(Crédits : Stephane Mahe)

Alors que les bombes pleuvent sur l'Ukraine et que les sanctions européennes et américaines se multiplient pour asphyxier l'économie russe, la guerre bouleverse aussi le monde de l'énergie. Et fait monter la pression sur les majors pétrolières et gazières occidentales, historiquement présentes en Russie pour en exploiter les hydrocarbures.

Y compris sur le groupe français TotalEnergies, qui a largement misé sur le pays de Vladimir Poutine pour développer sa stratégie dans le gaz naturel liquéfié (GNL). Après 2014 et l'annexion russe de la Crimée, la multinationale tricolore avait déjà tout fait pour mener à bien, coûte que coûte, le projet Yamal LNG d'extraction de GNL dans le nord de la Russie, malgré les sanctions occidentales.

Tandis que le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, pointe désormais le « problème de principe à travailler avec toute personnalité politique ou économique proche du pouvoir russe », et affirmé mardi qu'il allait « en discuter avec le président de Total », ce dernier ne compte pas se désengager de si tôt. Et se contente de promettre qu'« il n'apportera plus de capital à de nouveaux projets en Russie ».

Désinvestissements en chaîne

Mais dans cette stratégie, TotalEnergies se trouve bien isolé. Car la plupart des grands groupes pétroliers occidentaux ont affirmé se retirer du jour au lendemain du pays de Vladimir Poutine, après son offensive du 24 février. Les Britanniques BP et Shell, d'abord, qui ont respectivement annoncé les 27 et 28 février leur intention de se désengager du géant pétrolier russe Rosneft pour BP (dont il détient 19,75%), et du groupe gazier Gazprom pour Shell. Mais aussi la compagnie norvégienne Equinor, laquelle a fait une croix sur sa participation dans Rosneft et dans les projets Salym et Sakhalin 2, qui valaient fin 2021 quelque 3 milliards de dollars.

Même le géant pétrogazier américain ExxonMobil a décidé mercredi de geler progressivement ses investissements en Russie, tandis que l'Italien Eni a promis de céder sa part de 50% dans le gazoduc Blue Stream, destiné au marché turc.

« Tous ces désinvestissements ont d'abord pour but d'envoyer un message très fort à Poutine. Celui que les sociétés privées occidentales n'attendent pas de décision politique pour agir. Même si, dans les faits, elles ont reçu en coulisses des directives du pouvoir », commente John Plassard, directeur adjoint du groupe bancaire et financier suisse Mirabaud.

Des projets au coeur de la stratégie de croissance de l'entreprise

Mais la situation est différente pour TotalEnergies, explique à La Tribune Ahmed Ben Salem, consultant pétrole et gaz chez Oddo BHF. Car ses projets sur place touchent à des « secteurs clés de sa stratégie de croissance », explique-t-il. Concrètement, TotalEnergies est actionnaire à 19,4% du géant Novatek, numéro deux du gaz russe, et détient une participation de 20% dans Yamal LNGqui a produit plus de 18 millions de tonnes de GNL en 2020 (celui-ci transitant par navire plutôt que par gazoduc). Le groupe détient également une participation de 10% dans Arctic LNG 2, dont la mise en route est prévue pour 2023. Et si l'on prend en compte les participations dans Novatek même, TotalEnergies détient même 29,7% de Yamal LNG, et 21,64 % d'Artic LNG 2.

« Ce sont tous des sites d'exploitations de gaz naturel liquéfié. Or, selon Patrick Pouyanné [le PDG de TotalEnergies, ndlr], si l'on veut réussir à sortir du pétrole, il faut se tourner vers les énergies renouvelables mais aussi vers le gaz. Le GNL représente donc une activité majeure dans son plan vers la transition, et s'en désengager aujourd'hui n'est pas du tout en ligne avec sa stratégie de long terme ! », glisse une source proche de l'entreprise à La Tribune.

Lire aussi 4 mnGaz : la suspension du Nord Stream 2 pourrait coûter près de 1 milliard d'euros à Engie

Réorganisation du portefeuille d'actifs

Pourtant, en termes d'actifs financiers, BP s'avère encore plus exposé que TotalEnergies. Mais contrairement à ce dernier, BP n'a pas forcément intérêt à s'éterniser en Russie, fait valoir Ahmed Ben Salem.

« BP se trouvait en Russie plutôt par contrainte, après le rachat par Rosneft de TNK-BP en 2012 », précise-t-il.

Créé en 2003 par BP et le consortium d'oligarques russes Alfa Access Renova (AAR), TNK-BP se trouvait en effet engluée dans un conflit entre actionnaires depuis la signature d'une alliance entre BP et Rosneft pour explorer l'Arctique, qui avait finalement échoué en raison de l'opposition d'AAR.

BP avait donc finalement trouvé un compromis, et cédé sa part à Rosneft, récupérant plus de 19% du groupe public russe. « Pour BP, la situation actuelle représente donc une opportunité à saisir pour en sortir », fait valoir l'analyste. D'autant que le risque que l'ensemble des actifs de Rosneft soit réquisitionné par l'Etat russe (qui en possède déjà 40%), au vu de la situation actuelle, n'est pas nul.

« Certaines sociétés investies dans ces monopoles d'Etat russes d'extraction d'hydrocarbure, et notamment de pétrole, y voient aussi une opportunité pour tirer un trait définitif sur ces actifs. Car ils posaient problème, aussi bien d'un point de vue géopolitique que pour enclencher la transition énergétique. Sans cela, elles auraient probablement résisté aux pressions politiques les poussant à partir de Russie », abonde Jérémie Haddad, associé chez EY et spécialiste de l'énergie. Comme c'est le cas pour TotalEnergies actuellement.

« Lors des dernières assemblées générales d'actionnaires, on a vu que ces groupes comprenaient enfin que leur business as usual n'était pas durable, et qu'il fallait se délester de la partie de leur portefeuille la plus problématique. On peut formuler l'hypothèse qu'on se retrouvera fin 2022 avec un BP qui aura considérablement réorganisé son portefeuille d'actifs plutôt vers les énergies renouvelables et la clean tech, offrant de la visibilité aux analystes et réduisant son risque réputationnel », poursuit-il.

Des savoir-faire précieux

Reste que personne ne sait vraiment à qui seront vendues les parts de BP, Shell et autre Equinor. « Ils n'y injecteront plus de capitaux, mais il ne risque pas d'y avoir d'acheteur avant un moment. Et lorsque ce dernier se présentera, il exigera un prix bas, étant donné que personne, ou presque, ne veut acquérir d'actif russe aujourd'hui », estime Ahmed Ben Salem.

« Soit les Russes les rachèteront - mais c'est difficilement imaginable sur le court terme, d'autant que les transactions financières sont bloquées. Soit elles seront vendues à d'autres acteurs moins regardants sur la guerre actuelle et sur les questions climatiques. Par exemple, aux Chinois, qui cherchent à sécuriser leur approvisionnement énergétique », fait valoir Jérémie Haddad.

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Mais si, dans les faits, Equinor, BP, Shell ou Exxonmobil ne pourront donc pas vendre leurs actifs dans l'immédiat, cela ne signifie pas pour autant que leur départ n'aura pas de conséquences sur la santé des groupes russes concernés. « Ils ont besoin du savoir-faire d'entreprises occidentales », explique Ahmed Ben Salem.

Pour Artic LNG 2, porté par Novatek et TotalEnergies, l'entreprise française spécialisée en ingénierie Technip Energies « est la seule à savoir construire les modules de la structure », illustre l'analyste. Quant à TotalEnergies, ses savoir-faire dans le trading, notamment sur son portefeuille clientèle et la gestion de ses équipes, restent précieuses pour Novatek afin d'exporter son GNL. Si les deux entreprises tricolores se décidaient à leur tour à quitter le navire, l'entreprise gazière russe pourrait donc s'en trouver lourdement handicapée.

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Marine Godelier

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Commentaires 25
à écrit le 08/03/2022 à 10:34
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Le patron de TotalEnergies ne fait ni dans le politiquement correct, ni dans l'indignation vertueuse : c'est beaucoup. Et il ne fait pas comme les autres : c'est encore mieux.

à écrit le 07/03/2022 à 13:04
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Cela montre le ridicule de la gesticulation politique: d'une part les sanctions ne touchent que les populations, d'autre part les sanctions cela ne fait pas tomber les régimes comme la Corée du nord, l'Iran ou Cuba. Alors quel type d'autres autres s...

à écrit le 07/03/2022 à 11:31
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Le suicide de l'Occident, lié à son hystérie anti-russe, continue. Les Chinois sont tellement plus sympas !

à écrit le 06/03/2022 à 22:34
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Parce que les fonctionnaires l'ont décidé, le pétrole ne serait plus démocratique ? Ils sont d'un ridicule. Le pétrole restera la base, le réel ne trompe pas.

à écrit le 06/03/2022 à 12:02
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Boycottons Total, un point c'est tout !

le 07/03/2022 à 6:15
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Gros niais

le 07/03/2022 à 10:22
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Non il n'est pas niais s'il travail pour exxon, ou shell ou BP ou gazprom, par exemples mais cela n'en fait pas un commentaire pertinent non plus pour autant.

le 07/03/2022 à 10:31
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"un point c'est tout" Et un plein de carburant premier vous donne 5 points, un plein de Total Excellium c'est 15 points.Tous les 3€ dépensés en boutique Total, lavage ou restauration c'est un point de plus à cumuler.

le 07/03/2022 à 12:24
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Oui, M. Pouyanné, TotalEnergies out of NOVATEK!! NOW.

le 07/03/2022 à 13:45
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Vous avez tout à fait raison ! Personnellement, je vais rompre mon contrat d’énergie avec eux ce jour et je ne mets plus les pieds dans leur station essence

le 22/03/2022 à 22:49
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Hé bien moi je vais me goinfrer d’actions TTE !

à écrit le 06/03/2022 à 10:46
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Sans énergie, toute économie s'effondre. Le fait d'avoir négligé notre filière nucléaire par pure idéologie va nous couter très cher, et surtout renforcer la Russie qui va pouvoir imposer ses conditions. L'écologisme nous a plongés dans une situation...

le 06/03/2022 à 19:47
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"Le fait d'avoir négligé notre filière nucléaire" et l'EPR magnifique, c'est rien du tout ? Négligé comment ? Pas déjà construit 20 réacteurs nouveaux ? Les 40 ans pour les réacteurs en fonctionnement, c'est le minimum qui avait été demandé à Westing...

à écrit le 06/03/2022 à 9:44
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Total, ce sont des investisseurs et des gros. Ils ne sont guere enthousiastes a l'idee de perdre le fric injecte depuis des annees pour de vulgaires problemes d'ethique. Les reveurs devraient se souvenir que durant les periodes de guerres, les affair...

le 06/03/2022 à 18:20
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/ Amériques Une délégation américaine en visite au Venezuela pour parler pétrole Publié le : 06/03/2022 - 13:27 Texte par : RFI Suivre 1 mn Alors que la communauté internationale cherche à isoler le président russe Vladimir Poutine, d...

à écrit le 06/03/2022 à 9:13
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Avec un prix dépassant parfois 2 euros le litre, l’or noir n’aura jamais aussi bien porté son nom. Logiquement, le carburant attire de plus en plus les voleurs, des simples « siphonneurs » de réservoirs aux équipes plus chevronnées. Il y a quelques j...

à écrit le 06/03/2022 à 9:06
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Lui aussi veut rester : L’ancien patron d’EDF Henri Proglio a assuré qu’il ne quitterait pas ses fonctions au sein de Rosatom, géant public russe du secteur nucléaire, notant que « personne » ne lui avait demandé de le faire, dans un entretien au ...

le 06/03/2022 à 10:34
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C'est par ce que la soupe est trop bonne! Quel cynisme de la part de ces soi-disant disant capitaine d'industrie... En fait, ce sont surtout des opportunistes, sans grande moralité, arrivé la grâce à l'entre soit, peut regardant sur la couleur de l'a...

à écrit le 05/03/2022 à 18:25
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boycott des entreprises restant en Russie...qu elles choisissent leur camp...sinon le consommateur s en chargera

à écrit le 05/03/2022 à 18:10
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oui oui, les politiciens prennent des decisions epidermiques, ca coute rien et ca donne bonne conscience!! des pojets comme ca c'est sur 20 ans.....les politiciens qui ont fait la revolution energetique en 6 mois sont aussi contre le fait que ca fini...

le 05/03/2022 à 18:23
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Peut-être , Total énergie veut jouer le coup d'après si Poutine disparait et cela devient très possibel .

le 06/03/2022 à 19:54
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Du gaz et du pétrole y en ailleurs mais c'est la quantité totale disponible qui pêche, l'Algérie peut aider mais elle a des contrats en cours et en peut nous vendre le gaz commandé par d'autres. La Norvège alimente la France, et vu la part qu'on a de...

le 06/03/2022 à 22:01
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Chauffer un logement à l'électricité est une aberration sans nom. L'isolation thermique des habitations en France étant de surcroit aux abonnés absents... Dans la mesure ou dans les pays froids ( Allemagne, Pays Bas, Scandinavie ) le chauffage électr...

à écrit le 05/03/2022 à 17:46
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« Si les deux entreprises tricolores se décidaient à son tour à quitter le navire, l'entreprise gazière russe pourrait donc s'en trouver lourdement handicapée. » Il faut donc que les deux entreprises quittent le navire et ne reviennent que lorsque Po...

le 05/03/2022 à 18:42
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Si Total quitte la Russie , les chinois prendront le relais à bon compte .

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