C'est un rapport très politique transmis au ministre de l'Economie, des Finances et de la Relance le 10 janvier. Une synthèse des propositions des décideurs économiques et des élus de la République qui ont participé en décembre dernier aux « Assises du commerce ». Une communication publique est prévue début février, et il semblerait, selon nos informations, que le document soit remonté de Bercy jusqu'au palais de l'Elysée.
Au cœur du débat : la transformation « inévitable » du commerce et le changement « nécessaire » de compétences liées au numérique, la concurrence entre le commerce de proximité, le commerce de périphérie et le commerce en ligne, la reconquête territoriale, l'équité de traitement et les conséquences sur l'emploi.
Une différence de traitement dans la loi « Climat et résilience »
Ces arbitrages sont très attendus depuis la promulgation en août 2021 du projet de loi « Climat et résilience ». D'un côté, son article 52 interdit la création de toute nouvelle surface commerciale supérieure à 10.000 mètres carrés, sauf si cette dernière obtient une autorisation d'exploitation commerciale délivrée par la commission départementale d'aménagement commerciale.
De l'autre, un amendement sénatorial - refusé - visant à inclure dans cette réglementation les entrepôts de e-commerce de plus de 5.000 m². Autrement dit, au nom de la lutte contre l'artificialisation des sols (ZAN), les centres commerciaux sont condamnés à se reconstruire sur eux-mêmes alors que les lieux de stockage pourront encore prospérer sur des terres vierges.
Une différence de traitement qui ne manque pas de faire réagir la filière, à commencer par la Confédération des commerçants (27 fédérations, 450.000 entreprises, 1 million de salariés).
« Si on laisse proliférer les installations du e-commerce, ça crée une addiction. A Épagny (Haute-Savoie), 500 camions circulent chaque jour. Est-ce de l'écologie ? Je ne dis pas qu'il faut les interdire, mais il faut réguler », s'agace son président Francis Palombi, qui prépare un recours avec le Centre national des centres commerciaux (CNCC).
« Si on les interdit, ils s'installeront à nos frontières et développeront des transports encore plus nuisibles », rétorque Anne Blanc, députée (LREM) de l'Aveyron et présidente de la commission nationale de l'aménagement commercial (CNAC).
La CNAC est l'instance de recours des décisions et des avis des commissions départementales d'aménagement commercial, dont la saisine est obligatoire avant tout contentieux.
« Une taxe supplémentaire nous mettrait en difficulté ...»
Mais aussitôt dit, aussitôt la parlementaire de la majorité nuance ses propos.
« On s'est un peu trompés » dans le vote du projet de loi, embraye de manière surprenante, Anne Blanc. « Après avoir mis en place une taxation sur les GAFAM, il faudra aussi ce pas en avant par rapport aux entrepôts », juge-t-elle désormais.
« Le commerce physique a également besoin d'entrepôts. S'il y a une taxe supplémentaire, ça nous mettrait en difficulté », prévient Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD, 50 adhérents, 19.170 points de vente dont 2.294 hypermarchés et 5.807 supermarchés).
Entre le drive - une création française, assure-t-il -, la livraison à domicile, de plats préparés type Ubereats, les personal shoppers qui font les courses à la place du client chez Carrefour, le quick commerce..., la grande distribution alimentaire est déjà omnicanale, hybride et phygitale. La crise sanitaire l'a prouvé : elle demeure le segment le plus résilient du commerce physique grâce à cette complémentarité avec le numérique.
« Nous ne devons plus opposer le commerce et le e-commerce, mais investir pour être compétitifs face à des acteurs transnationaux comme Amazon qui maîtrisent la totalité de la chaîne : la donnée, la logistique, les paiements et les technologies », dit encore Jacques Creyssel pour la FCD.
D'autant qu'à la différence des plateformes, toutes les surfaces de vente au détail de plus de 400 m² et réalisant un chiffre d'affaires à partir de 460.000 euros hors taxe s'acquittent d'une taxe sur les surfaces commerciales surnommée « Tascom ».
L'apparition du « retailtainment »
Les professionnels restent persuadés que le consommateur privilégiera toujours le commerce de proximité, le commerce de la vie quotidienne, pour s'acheter un t-shirt, se faire couper les cheveux, consulter son banquier ou trouver un médicament en pharmacie. Et cela selon un principe immuable du commerce de récurrence : il répond à un besoin immédiat.
« Le produit le moins répandu en magasin est celui pour lequel un achat en e-commerce est le plus légitime, comme la pile de la clé de voiture que vous ne pouvez pas vous permettre d'attendre avant d'acheter », considère ainsi Vincent Ravat, DG de Mercialys (foncière cotée au SBF 120 de 822.000 m² dont 85% de grands centres régionaux et commerciaux).
« C'est la différence avec le flash d'un appareil photo. Le e-commerce répond à un besoin qui n'est pas adressé par le commerce de récurrence », poursuit celui qui est par ailleurs vice-président exécutif du Centre national des centres commerciaux (CNCC, 400 adhérents, 525.000 emplois)
Pour provoquer l'achat en centre commercial, plutôt que sur Internet, les foncières parient sur le divertissement en plus des boutiques. Vill'up, la galerie située dans une aile de la Cité des sciences et de l'industrie, a installé une soufflerie qui simule une chute libre de 14 mètres de haut. Ce type d'expérience visant à attirer le chaland a même un nom : le « retailtainment », contraction de retail - commerce - et d'entertainment - divertissement.
« Investir dans le retailtainment est sans doute nécessaire pour créer de l'attractivité et l'envie du déplacement vers le commerce de destination », admet Vincent Ravat, mais pour autant, cela ne suffit pas.
« Ce ne sont pas tant les aquariums ou les toboggans qui vont susciter l'intérêt, mais plutôt la présence de pharmacies, de coiffeurs, de services, de boulangeries ou de traiteurs avec l'accompagnement et les conseils qu'on ne peut trouver que sur place (goûter, essayer, comparer, manipuler...) », estime le DG de Mercialys et VP du CNCC.
Jouer sur les deux tableaux
Du côté des gares, « pas besoin de retailtainment » non plus, affirme Raphaël Poli, le nouveau directeur général de Retail & Connexions, la foncière commerciale de la SNCF.
« Notre rôle est d'accueillir toutes les catégories sociologiques de la population et de répondre à leurs attentes autour du voyage et de la vie quotidienne », ajoute-t-il.
Pourtant, près de 400 gares comptent au moins un commerce pour un total de 190.000 mètres carrés. Sans compter les chantiers encore en cours, de Toulouse qui va passer de 600 m² à 2.700 m² pour 2023 ou Lyon Part-Dieu de 2.800 m² à 10.000 m² d'ici à 2024. Soit autant de surfaces qui peuvent venir concurrencer les commerces traditionnels (grande distribution) et dématérialisés.
« Il y a une complémentarité entre les deux. La gare est même le lieu de réconciliation entre le commerce et le e-commerce », insiste Raphaël Poli.
« Nous incitons nos commerçants à jouer sur les deux tableaux. Cela leur permet d'améliorer leurs relations clients, d'offrir une meilleure qualité de services de la même manière que nous voulons faire venir des marques digital native qui ont besoin de flux via des pop-up stores ou des locations de 6 mois », dit encore le DG de Retail & Connexions.
La bataille se joue également sur le terrain environnemental
La distorsion de concurrence entre le e-commerce et les centres commerciaux, les gares et la grande distribution serait aussi à chercher du côté de la donnée.
« Les géants du Net dépendent de la CNIL du Luxembourg qui a des pratiques beaucoup plus laxistes que la CNIL française. Par exemple, elle n'exige pas le consentement des données bancaires », pointe l'un d'entre eux.
Le combat se joue également sur le terrain environnemental. Lors du dernier Salon de l'immobilier commercial (SIEC) en octobre 2021, le Centre national des centres commerciaux a dévoilé une étude réalisée avec EY sur l'impact environnemental et sociétal de la vente de produits non-alimentaires en comparant le centre commercial et le commerce en ligne.
Sans surprise, cette étude révèle « l'impact positif du centre commercial ». Passant au tamis la lutte contre le changement climatique, l'utilisation des ressources, la protection de la biodiversité, l'émission de particules fines et le développement des territoires, la fédération professionnelle le martèle : « l'achat en centre commercial se révèle plus vertueux ».
Dans le viseur du gouvernement depuis déjà près de quatre ans
Reste que ces grandes surfaces semblent dans le viseur du gouvernement depuis déjà près de quatre ans et que cela n'est pas près de changer. Dès 2018, dans le projet de loi sur l'évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (Élan), les services du ministère de la Cohésion des territoires ont créé un outil sur-mesure : l'opération de revitalisation de territoire (ORT).
Tout préfet co-pilote désormais les autorisations d'exploitation commerciale avec les communes et les intercommunalités concernées. C'est-à-dire qu'il peut suspendre pour une durée de trois ans l'implantation de tout équipement considéré comme nuisible aux centres-villes.
Puis tout s'accélère fin 2019 : le président Macron annonce l'abandon du projet de centres d'activités Europacity, considérant qu'il n'est « plus question de créer un grand pôle de commerces et de loisirs où viendraient des consommateurs de toute l'Île-de-France qui repartent ensuite, créant un pic de consommation et de mobilité au détriment des commerces alentours ».
Un discours réaffirmé le 29 juin 2020 devant les 150 membres de la Convention citoyenne pour le Climat réunis dans les jardins de l'Elysée. Au lendemain du second tour des élections municipales marquées par la victoire des écologistes dans quelques grandes villes, le chef de l'Etat assène que les Français « ne veulent plus de nouvelles grandes surfaces en périphérie » mais « des commerces de centre-ville et d'échanges humains au plus proche ».
« Vous préconisez d'instaurer un moratoire sur les nouvelles zones commerciales en périphérie des villes, allons-y ! Allons-y, agissons ! ». Une préconisation depuis lors inscrite dans le projet de loi « Climat et résilience » promulgué en août 2021.
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