Quoi de mieux pour illustrer le tiraillement profond de la Chine, liée par un engagement fort de neutralité carbone en 2060 mais engluée dans des énergies fossiles essentielles à son développement, que le récit de ses derniers jours à la COP26. L'histoire débute le mercredi 10 novembre, quand, lors de cette réunion internationale à Glasgow, Pékin crée la surprise en signant une déclaration conjointe avec les Etats-Unis, les deux pays se déclarant prêts à agir de concert dans le but de protéger le climat malgré des relations bilatérales pour le moins tendues.
Trois jours plus tard pourtant, volte-face : la Chine défend bec et ongles d'autres intérêts loin de ces préoccupations environnementales, aux côtés notamment des négociateurs indiens. Et quitte l'Ecosse en ayant obtenu sur le fil une baisse d'ambition sur la sortie du charbon dans l'accord global issu de la COP (Washington n'y étant pas non plus totalement étranger). De quoi tirer des larmes au président de la conférence, Alok Sharma, « profondément désolé » au moment de donner le coup de marteau final...qui sonne désormais bien creux.
Signaux contradictoires
L'épisode fait figure de cas d'école sur les paradoxes de celui qui s'est hissé en un temps record tout en haut du podium mondial en termes d'émissions de gaz à effet de serre et de production de charbon, alors qu'il concentre la moitié de l'ensemble des centrales. Les chiffres sont édifiants : en 2019, la Chine a largué plus de CO2 dans l'atmosphère (27%) que l'ensemble des pays développés - distançant les Etats-Unis (11%), l'Inde (6,6%) et l'Union européenne (6,4%). Rien que la pollution liée à sa production nationale d'acier et de ciment s'avérait supérieure à celle, globale, des pays européens, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
Et cela ne va pas en s'arrangeant : si l'on en croit les données du Global Carbon Project, sa part dans les émissions bondira à 31% en 2021. Ce qui pousse, en toute logique, de nombreux acteurs à la désigner comme la principale responsable du dérèglement climatique à venir. Y compris le président américain, Joe Biden, qui avait accusé au début de la COP26 la Chine de rester sourde aux enjeux « gigantesques » de la crise environnementale, fustigeant l'absence de son homologue Xi Jinping.
Comme souvent pourtant, la réalité n'est pas si simple. Si le départ de Donald Trump a remis les Etats-Unis sur le devant de la scène climatique, les Américains restent, de loin, la population avec l'impact individuel le plus élevé, puisqu'ils émettaient chacun 17,6 tonnes d'émissions de gaz à effet de serre en moyenne en 2019, contre 10,1 tonnes pour les Chinois cette année-là. Et même si l'écart se réduit rapidement, les habitants des pays de l'OCDE polluaient également plus, avec 10,5 tonnes par personne.
« Les Etats-Unis sont arrivés à la COP avec tambours et trompettes, mais les mains vides. Ils ont fait la leçon à tout le monde mais n'ont pas encore agi concrètement sur leur sol, avec le plan d'investissement bloqué par le Congrès. Les Chinois, eux, ont une stratégie », fait valoir François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l'environnement .
Champion du financement des renouvelables
Et pour cause, la Chine ne reste pas les bras croisés. Elle est même devenue, et de loin, le premier investisseur dans les énergies renouvelables (éolien, solaire, hydraulique et biomasse) - même si celles-ci représentent toujours une part minime de son mix énergétique. Rien qu'en 2019, le pays a injecté plus de 80 milliards de dollars dans la recherche et développement sur le sujet, contre 55 milliards pour les Etats-Unis et 9 milliards pour le Japon, respectivement à la deuxième et troisième place. Sur la voiture électrique notamment, le pays s'est constitué en leader incontesté puisqu'il abrite 70 % de la capacité de fabrication mondiale de batteries, selon les données de l'AIE. Quant aux panneaux photovoltaïques, la Chine ajoute désormais plus de capacité solaire sur son sol que tout autre pays chaque année.
Mais pourquoi cet emballement ? La préservation du climat n'est pas la seule raison, le gouvernement affichant d'autres priorités, notamment économiques. Entre autres, les pics de pollution auxquels le pays fait face deviennent pour le moins gênants, avec de fortes retombées sur la croissance. Car le fameux « smog » qui étouffe les populations entraîne de nombreuses fermetures temporaires de sites, et provoque de graves maladies.
« Cela altère la productivité des travailleurs à l'usine. Le parti sait qu'en réduisant les émissions, il gagnera donc d'un point de vue économique », explique John Plassard, spécialiste en investissement du groupe bancaire et financier Mirabaud.
Surtout, le pays, qui entend devenir la première économie mondiale, espère que les énergies renouvelables « assureront sa sécurité énergétique, créeront des emplois et amélioreront la compétitivité des entreprises faces à l'Occident », ajoute Thibaud Voïta, chercheur associé au Centre énergie et climat de l'IFRI et spécialiste de la Chine. Une realpolitik qui pourrait s'avérer payante pour l'environnement sur le long cours.
Des scénarios prospectifs ambitieux
Alors, les chercheurs du pays s'attèlent déjà à établir des trajectoires compatibles avec la neutralité carbone en 2060, sans mettre de côté les problématiques de développement économique et de compétitivité. L'Université de Tshingua, qui travaille étroitement avec le ministère de l'Ecologie chinois, a notamment publié un scénario prospectif sur le bouquet énergétique du pays d'ici à 2025 et 2060. Et le changement de paradigme qu'il propose est immense : alors que 52% de l'énergie chinoise proviendrait encore du charbon en 2025, ce pourcentage tomberait à seulement 3% en 2060. La première source du pays deviendrait alors le vent, à 24% contre 4% en 2025, puis le solaire (de 3% à 23% en 2060), et le nucléaire (de 3% à 19%). Le pétrole, lui, passerait de 18% à 8%, et le gaz naturel de 10% à 3%.
Ce n'est pas tout : un document publié par l'institut de recherches allemand Merics révèle que sur certains points, le plan officiel chinois s'avère plus ambitieux que celui de l'Union européenne ou des Etats-Unis. La capacité d'énergie solaire et éolienne devrait en effet atteindre 1.200 gigawatts (GW) en Chine en 2030, alors que les Etats-Unis n'ont publié aucun chiffre et que l'UE ne s'engage que pour l'éolien (631 GW). De même, les énergies renouvelables devront fournir plus de 80 % de la consommation d'énergie en 2060. Les Américains, eux, n'ont pas pris d'engagement de ce type, et l'UE se fixe un objectif moins ambitieux (32 % à 40 %) mais à bien plus court terme (2030).
« A priori, ces chiffres ne sont pas fixés de manière aléatoire. On peut s'attendre à ce que le gouvernement construise une trajectoire politique claire pour y parvenir. Et un des avantages dont il disposera sera la stabilité du pouvoir et sa capacité de planification », commente Thibaud Voïta. « C'est un peu la méthode du parti communiste en Chine : se fixer des objectifs, puis tout faire pour essayer de les atteindre », abonde Hubert Testard, ancien conseiller économique et financier en Asie et enseignant à Sciences Po.
Et bonne nouvelle : selon l'AIE, une telle trajectoire est encore possible. Dans une feuille de route publiée fin septembre, l'organisation assure en effet que « la Chine dispose d'une voie claire pour construire un avenir énergétique plus durable, sûr et inclusif ». Et ce, en multipliant par sept la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables entre 2020 et 2060, et en investissant dans des « technologies innovantes émergentes » telles que « l'hydrogène » et la « capture du carbone » (même si celles-ci n'ont pas encore fait leurs preuves).
« C'est une puissance énergétique qui a joué un rôle de premier plan dans de nombreuses réussites mondiales à ce jour, de l'énergie solaire aux véhicules électriques », avait alors déclaré Fatih Birol, son directeur exécutif, notant des « progrès notables dans sa transition ».
Défis technique et politique
Reste que la partie est très loin d'être gagnée. En témoigne le travail de sape des négociateurs chinois de l'accord global à la COP26, et leur refus de rejoindre plusieurs coalitions ambitieuses sur la baisse des émissions de méthane, ou encore sur la sortie du charbon. Comme si cela ne suffisait pas, Pékin a récemment décidé d'augmenter sa production quotidienne de houille, afin de ne pas laisser de populations sans ressources à l'approche de l'hiver dans un contexte de pénurie de l'électricité... au moment-même où les dirigeants mondiaux négociaient le pacte de Glasgow.
« Le problème à résoudre est extraordinairement difficile. Relancer les mines de charbon va certes totalement à l'encontre de leurs objectifs de moyen-long terme. Mais à court terme, il est complètement impossible pour eux de se passer de ce combustible, qui représente encore 2/3 de leur production d'électricité ! Rien que l'Allemagne [dont 23% du mix électrique dépend du charbon, ndlr] a toutes les peines du monde à s'en défaire. Les Américains, eux, ont bien réussi à engager une forte baisse, mais c'est uniquement parce qu'ils ont pu compenser grâce à un boom du pétrole et du gaz de schiste », analyse Hubert Testard.
D'autant que la structure fédérale du pays pourrait bien freiner la décarbonation. « Dans l'histoire de la Chine, le pouvoir central a toujours eu du mal à faire en sorte que ses directives soient respectées. Plus on s'éloigne de Pékin aux niveaux administratif et géographique, plus elles ont tendance à se diluer dans les intérêts politiques locaux », note Thibaud Voïta. Résultat, selon le chercheur : lorsque le parti communiste demande aux gouvernements de certaines provinces de fermer leurs centrales à charbon, ceux-ci ne sont « pas toujours prêtes à s'exécuter », explique-t-il.
Mais au-delà de ces travers bureaucratiques, encore faut-il que la volonté politique nationale soit claire. Car le fait que la Chine ait soumis à l'ONU sa CDN (contribution déterminée au niveau national, soit la trajectoire qu'elle propose d'emprunter pour réduire ses émissions) juste avant le début de la COP26, alors que la date butoir, déjà reportée, était fixée en juillet, inquiète nombre d'observateurs.
« Il est de plus en plus complexe de décrypter ce que veut vraiment faire la Chine. Ce retard peut vouloir dire qu'il y a eu des dissensions internes dans la mise en place du plan. Mais cela peut aussi témoigner de l'assurance que prend le pays sur la scène internationale, se fichant désormais des critiques. Ou bien, et c'est le moins rassurant, cela pourrait signifier que la Chine n'accorde finalement pas tant d'importance à la question environnementale », avance Thibaud Voïta.
Dans ces conditions, et alors que le pacte de Glasgow demande aux pays de revoir « si nécessaire » leurs engagements dès l'année prochaine, nul doute que les regards du monde entier seront, une fois encore, rivés sur Pékin lors de la COP27 en Egypte.
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