« La crise écologique est une crise de l’action et une crise du geste » (Marie Robert)

Depuis plus de cinq ans, la philosophe Marie Robert écrit un texte qu’elle partage sur les réseaux sociaux. À mi-chemin entre volonté de saisir l’air du temps et exercice de réflexion, cette pensée du jour est devenue un rendez-vous pour près de 150.000 personnes. À l’occasion de la parution d’Une année de philosophie (éd. Flammarion), nous l’avons interrogée sur notre rapport ambivalent à la crise climatique, autour d’une question majeure et inhérente à nos quotidiens : pourquoi, malgré la menace, attendons-nous souvent le dernier moment pour agir ? Entretien. (Cet article est extrait de T La Revue n°12 - « Climat : Et si on changeait nous aussi ? », actuellement en kiosque).
(Crédits : Pascal Ito / Flammarion)

La situation semble paradoxale : malgré la crise climatique qui devient de plus en plus urgente et menaçante, l'humanité agit certainement trop peu et trop lentement. Comment l'expliquez-vous ?

Marie Robert Sincèrement, je l'ignore. Mais si je devais tenter une explication et déployer une hypothèse, je rejoindrais peut-être celle, célèbre, de Hans Jonas. L'humanité n'agit pas, parce qu'au fond, elle n'a pas réellement peur. Alors certes, nous sommes abreuvés d'images de chaos, d'incendies, de fortes chaleurs, mais nous parvenons encore, aussi curieux et alarmants soient ces phénomènes, à mettre à distance nos craintes. Or, selon Jonas, pour agir, nous devons avoir peur. Le raisonnement est assez limpide. Son texte phare, Le Principe responsabilité, soutient qu'un nouvel impératif catégorique s'impose désormais à la conscience soucieuse d'avenir. « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre » y lit-on. Fondée sur une métaphysique humaniste, la pensée de Jonas veut établir que la nature engendre l'éthique qui lui permet de se préserver, du moins si l'homme prend conscience de la crise environnementale. Et Jonas n'hésite pas pour cela à faire de la crainte une incitation à connaître, c'est ce qu'il appelle « une heuristique de la peur », une sorte de méthode utile. Sa pensée très influente sera revendiquée par les partis écologiques européens et générera l'adoption au sommet de Rio, en 1992, du « principe de précaution » qui recommande de ne pas agir là où les risques environnementaux ne sont pas connus. Une phrase résume sa pensée : « Qui n'est pas directement menacé ne se décide pas à réformer radicalement son mode de vie. En revanche, dès que la menace se fait pressante, il en va autrement, tant sur le plan individuel que collectif. On ne prend la fuite que lorsque l'éruption volcanique s'est déjà déclenchée. » Alors voilà mon hypothèse : nous sommes au pied du Vésuve, mais nous sommes tellement obnubilés par nos nombrils que nous n'avons pas remarqué la fumée !

Un film diffusé sur Netflix, Don't Look Up, résume parfaitement cette posture : nous savons qu'en ne faisant pas mieux, nous allons dans le mur, mais pourtant nous choisissons de ne pas voir. Comment le comprendre ?

M.R. C'est drôle : je travaille souvent avec des adolescents et je dois dire que ce film leur a fait une grande impression. Ils en sont fan et le citent en référence. Idem autour de moi ou sur les réseaux sociaux. La difficulté est la suite, une fois qu'on a commenté le film vient la question qui m'est chère : qu'est-ce qu'on en fait ? La philosophie consiste à penser sa vie et vivre sa pensée. À travers ce film, nous pensons notre vie, mais quid de l'action ? Le problème vient peut-être d'une incapacité à agir. Et d'ailleurs, on le constate dans d'autres sphères que l'écologie. À force d'avoir accéléré le temps, d'avoir dématérialisé nos usages, nous ne savons plus comment faire. Nous ne savons plus littéralement où mettre nos mains. La crise écologique est une crise de l'action et une crise du geste.

Il y a autre chose peut-être... Le confinement d'une part et ce monde qui nous paraît devenir instable, violent et de plus en plus incertain nous pousse à nous replier sur nous, sur notre maison. Comment analysez-vous ce besoin ressenti par une part croissante de citoyens d'abandonner la vie au-dehors pour se replier dans un cocon ? Serait-ce un abandon lâche ou une réflexion de se préserver ?

M.R. Il serait bien présomptueux de trancher... Mais disons que c'est la dialectique classique de la sécurité intérieure. Depuis des décennies, nous avons abîmé notre collectif : socialement, politiquement, économiquement. Notre « faire société » est devenu insensé, incompréhensible, ubuesque. Nous avons redistribué toutes les cartes en les jetant en l'air. Sans compter, comme vous l'évoquez, les différents évènements auxquels nous faisons face, alors c'est évident, face à ces tumultes, il est plus facile de rentrer chez soi, de s'occuper de ses enfants, de faire un cours de yoga, de penser aux prochaines vacances. C'est rassurant, car ici au moins, l'action est possible. Mais je crois aussi que nous pouvons dépasser cette dichotomie un peu caricaturale... Claire Marin, dans son magnifique texte Être à sa place évoque une chose qui me touche : « Notre appartenance à un lieu, à un milieu, on le sait, s'incarne, s'inscrit corporellement et émotionnellement en nous. Elle structure aussi profondément nos schémas affectifs. » Alors peut-être qu'il faut partir de notre lieu intime et l'étendre. Revenir au lieu. Sortir de chez soi, agir pour sa rue, son quartier, sa région... etc. Ça paraît banal, n'est-ce pas ? Et pourtant, j'y crois. Nous avons besoin de mettre de l'intime dans notre agir. Nous avons besoin de sortir de chez nous... en agrandissant notre chez-nous. C'est très efficace chez les enfants : prendre soin de sa classe, de son école, et ainsi de suite... Ça devrait fonctionner chez les adultes aussi, non ?

Face à cet attentisme spectateur, que nous dirait Sartre et son existentialisme ? Nous enjoindrait-il à nous secouer, à reprendre le contrôle de nos vies ?

M.R. Évidemment, Jean Paul Sartre nous met toujours de bonnes claques ! Il me semble qu'il nous rappellerait notre responsabilité ! Sa logique est la suivante : l'homme vient au monde sans essence. Il n'est pas destiné à quoi que ce soit. Nul déterminisme, nul instinct ne l'obligent absolument à telle ou telle action. Son existence précède son essence, il peut toujours choisir de faire telle chose plutôt que telle autre. Mais il ne le peut pas seulement, il le doit. Et oui, voilà la claque, notre vie humaine consiste à choisir d'être la personne que l'on veut être, avec certaines qualités plutôt que d'autres : nul ne peut prétexter la neutralité ou la passivité, car elles seraient encore un choix. Pas simple, n'est-ce pas ? Retenons cette pensée aussi libératrice que glaçante : « L'homme sans appui et sans secours est condamné chaque instant à inventer l'homme. » (extraite de L'existentialisme est un humanisme, NDLR). Dès lors, chacun de nos actes ne dépend que de nous. Devant cette charge écrasante, la tentation est grande de chercher une échappatoire, un prétexte qui nous soulagerait de tous les tourments, une bonne petite porte de sortie. En somme : si je n'agis pas pour la planète, c'est parce que le gouvernement ne prend pas de dispositions, ou n'édicte pas assez de lois... etc. Nous cédons à la mauvaise foi ! La mauvaise foi désigne chez Sartre le mensonge qui consiste à ne nous affirmer libres que lorsque cela nous arrange et, au contraire, à nous chercher des excuses lorsque nous voulons fuir nos responsabilités, quand nous refusons d'assumer nos erreurs ou nos fautes. Bref, Sartre nous dirait d'arrêter de nous plaindre et de nous bouger ! « La doctrine que je vous présente [...] déclare : il n'y a de réalité que dans l'action ! » Motivant, non ?

Les neuroscientifiques ont récemment mis en évidence une tendance de l'être humain à s'attendre à des événements positifs et des dénouements heureux. Serions-nous finalement d'indécrottables optimistes ?

M.R. Quelle bonne nouvelle, non ? En fait nous sommes pris en étau entre deux mouvements contraires : « Après moi le déluge » et « Tout ira bien ». Entre catastrophisme délétère et optimisme aveugle, comment trouver le juste milieu ? Sans doute en allant vers un optimisme éclairé ! La « réconciliation » entre optimisme et réalisme, intervient au XXe siècle avec la naissance de « l'optimisme responsable ». Il y aura toujours des horreurs, des déboires, des déceptions, mais à l'inverse du pessimiste, l'optimiste conscient préférera l'action à la contemplation. Il a compris que, puisque le réel présentera toujours des résistances, c'est dans l'action et le rebond, qu'il faut trouver sa joie. Ce qu'Albert Camus dit en une phrase : il faut « concilier une pensée pessimiste et une action optimiste ». Voilà, je crois une bonne piste pour résumer tout notre propos...

Certaines écoles de pensée, la tradition juive notamment, se fixent pour objectif de « réparer le monde ». Selon vous, l'écologie ambitionnerait-elle désormais de réparer la nature ?

M.R. J'ai toujours une phrase en tête, celle de David Grossman, lors de l'enterrement de son fils, il dit quelque chose comme : « ... à chaque fois que je trouvais le bon mot, j'avais l'impression de participer au tikkoun, à la réparation du monde. » J'aurais envie de reprendre ce propos en disant qu'à chaque fois que nous trouverons « le bon geste » nous participerons à la réparation de la nature. C'est le philosophe Baptiste Morizot qui propose des pistes intéressantes. Il défend la pertinence d'une nouvelle grammaire environnementale pour qualifier nos relations avec les autres vivants. Son interrogation est la suivante : comment revenir à la terre sans que ce soit un retour en arrière ? Plus précisément, de quelle conception des non-humains a-t-on besoin pour imaginer des alliances d'un genre nouveau ? La capacité de l'homme moderne à entendre et à comprendre les signes qu'émettent les autres espèces s'est considérablement amoindrie sous l'effet d'une pensée dualiste qui sépare l'homme de la nature : « Il faut une nouvelle culture du vivant, comme on parle de culture du jazz. C'est cela que nous avons perdu à l'égard du vivant, et qu'il s'agit de reconstituer. » Afin de restaurer notre sensibilité au vivant, Morizot propose de revoir la manière dont nous considérons nos relations avec les autres espèces. L'homme doit apprendre à se détacher de la pensée narcissique de sa propre supériorité spirituelle et technique, qui le conduit à être complètement aveugle et sourd à l'égard du vivant. D'autre part, les animaux ne devraient pas être considérés comme inférieurs ou supérieurs : « Ils incarnent avant tout d'autres manières d'être vivant. » Son audacieux projet philosophique repose sur la restauration de la sensibilité humaine au vivant, ce qui le pousse à explorer des concepts comme celui de « diplomate », « d'interdépendance » entre espèces, de « communauté d'importance » ou encore de « diplomatie des interdépendances ». Bref, il cherche à créer du lien pour créer une autre manière de vivre. Mais quand on y pense, écologie, économie, santé, éducation, politique... n'est-il pas toujours question de réparation ?

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T La Revue n°12

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Commentaires 4
à écrit le 09/01/2023 à 8:55
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Tout le monde part du principe que l'espèce humaine doit être sauvée. Hors les faits montrent que l'humanité est une calamité pour la vie sur terre, et qu'elle soit coupable de sa propre disparition ne serait qu'un bienfait pour les autres espèces. L...

à écrit le 09/01/2023 à 1:09
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Peut-être que tout compte fait la planète n'est pas faite pour une espèce comme la nôtre. Il y a sans doute une loi générale de la saturation, dès lors que la vie se développe dans un endroit fermé, qui interdise toute forme d'accumulation. C'est un ...

à écrit le 08/01/2023 à 11:48
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Bref ! On ne recherche qu'a quoi s'adapter, c'est cela une crise ! ;-)

à écrit le 08/01/2023 à 11:03
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Il faut se rendre à l'évidence : L'humanité est l'espèce la plus intelligente sur terre, mais son intelligence reste limitée. Nous ne sommes pas suffisamment intelligents pour empêcher notre propre auto destruction, c'est une évidence. Partant de là,...

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