De quoi parlera le manuel d'économie... de 2033 ?

Barry Eichengreen est professeur d'économie et de sciences politiques à Berkeley (Californie). Ancien conseiller au FMI, il est un spécialiste mondialement reconnu des questions monétaires internationales. Son dernier ouvrage publié en français s'intitutle "Un privilège exorbitant : le déclin du dollar et l'avenir du système monétaire international" (Editons Odile Jacob).
Barry Eichengreen. Copyright DR.

La profession d'économiste a beaucoup souffert de la crise financière. La reine Elizabeth II en attendait sans doute un peu trop lorsqu'elle a lancé en 2008, devant la vénérable London School of Economics, sa célèbre pique : « Comment se fait-il que personne n'ait rien vu? » « Personne » n'a vraiment su quoi lui répondre. La question de savoir pourquoi les économistes ont échoué à prévoir la catastrophe demeure ouverte. Et le sentiment largement répandu est bien que la plupart de leurs recherches sont passées à côté du sujet. Pire, la plupart des avis émis par les économistes pendant la crise ont été de peu d'utilité pour aider les décideurs politiques à en limiter les retombées économiques et financières.

Est-ce que les futures générations d'économistes feront mieux? J'ai participé lors du récent Forum économique mondial à Davos, en janvier, à un exercice distrayant et fort instructif. On a demandé à un groupe d'imaginer ce que pourrait être le contenu d'un manuel d'économie en 2033! Les participants ont fait valoir que de nombreux principes et thèmes nouveaux révélés par la crise sont négligés par les manuels existants, et devraient recevoir plus d'attention dans deux décennies.

Histoire, psychologie, Big Data...

Des économistes travaillant à la frontière de l'économie et de la psychologie, par exemple, ont estimé que la finance comportementale, qui a recours aux faiblesses humaines pour expliquer l'échec de la soi-disant hypothèse des marchés efficients, prendra plus d'importance. Les historiens de l'économie ont, quant à eux, expliqué que les manuels futurs intégreront l'analyse de la crise récente dans l'évolution historique à plus long terme. Entre autres choses, cela permettrait aux économistes en herbe de prendre le rôle des institutions plus au sérieux.

Les économistes du développement, pour leur part, ont assuré que davantage d'attention serait accordée aux expériences de terrain. Enfin, les économètres appliqués ont souligné l'importance croissante des « masses de données » (les Big Data) et jugé probable que ces grandes bases de données amélioreront considérablement notre compréhension de la prise de décision économique d'ici à 2033.

Dans l'ensemble, cependant, l'image donnée par ce tour de table à Davos était assez consensuelle : celle d'une science économique ne différant que marginalement, en 2033, de celle d'aujourd'hui. Certes, un manuel d'économie dans vingt ans sera probablement plus sophistiqué que l'édition de 2013, en intégrant des idées nouvelles qui sont actuellement seulement aux frontières de la recherche. Mais ni sa structure ni son approche ne seraient fondamentalement différentes de ce que la profession connaît et enseigne aujourd'hui.

Le consensus, en d'autres termes, semble être qu'il n'y aurait rien dans la science économique des vingt prochaines années d'aussi innovant et « transformateur » que la synthèse d'Alfred Marshall des années 1890 ou la révolution initiée par John Maynard Keynes dans les années 1930. Contrairement à la science économique de ces temps-là, l'économie est devenue aujourd'hui une discipline mature et bien établie. Et, comme toute discipline à maturité, elle avance désormais progressivement plutôt que par étapes révolutionnaires.

Cette présomption est à mon sens presque certainement erronée. Elle reflète la même erreur que celle des scientifiques qui soutiennent que toutes les percées technologiques radicales ont déjà été faites. Selon eux, les vingt prochaines années ne connaîtront aucune percée aussi révolutionnaire que l'ont été la machine à vapeur ou le transistor. Les progrès technologiques seront progressifs plutôt que révolutionnaires. Et, dans la mesure où les avancées seront petites, le résultat sera probablement un ralentissement de la croissance de la productivité et une « grande stagnation ».

L'histoire scientifique a réfuté à plusieurs reprises cette vision pessimiste. Il est impossible de dire quelle sera la prochaine innovation radicale, mais des siècles d'expérience humaine suggèrent qu'il y aura (au moins) une rupture au XXIe siècle. Le problème, c'est que par construction, nous ne la connaissons pas encore!

De même, nous ne pouvons pas dire quelle sera la prochaine révolution dans l'analyse économique, mais plus d'un siècle de pensée économique moderne suggère qu'il y en aura une. Tout cela fait penser que le manuel d'économie de 2033 sera très différent de celui d'aujourd'hui. Nous ne pouvons simplement pas dire à quel point! En fait, il y aurait même lieu de se demander si, d'ici à deux décennies, il y aura encore des manuels tels que nous les connaissons actuellement.

Aujourd'hui, l'introduction à l'économie est enseignée en utilisant un manuel dans lequel un éminent professeur transmet de manière autoritaire la sagesse conventionnelle à ses élèves (typiquement masculins). La connaissance, reprise dans le manuel et interprétée par le professeur, est livrée de haut en bas.

Comme les wikis, on pourra y contributer, modifier le texte

Cela ressemble à la façon dont les journaux ont traditionnellement fourni l'information. Les rédacteurs et les éditeurs réunissaient et rassemblaient des histoires, le journal qu'ils produisaient était ensuite livré à la porte de leurs abonnés. On a pourtant assisté au cours de la dernière décennie à une véritable révolution dans le secteur de l'information. Les actualités sont maintenant assemblées et diffusées via les sites Web, les « wikis » et les commentaires sur les blogs. L'information, en d'autres termes, est de plus en plus livrée du bas vers le haut. Plutôt que de compter sur les éditeurs, chacun est en train de devenir son propre fournisseur d'informations.

Quelque chose de semblable est susceptible de se produire pour les manuels scolaires et universitaires, en particulier en ce qui concerne l'économie, à propos de laquelle tout le monde a une opinion et une expérience de première main. Les manuels seront comme les « wikis » : les professeurs et les étudiants pourront modifier le texte et contribuer au contenu. Il y aura toujours un rôle pour l'auteur en tant que gardien ; mais le manuel ne sera plus la seule source de la sagesse et son auteur n'en contrôlera plus la table des matières.

Le résultat sera désordonné. Mais la profession d'économiste deviendra également plus diversifiée et dynamique - et la science économique de nos enfants ne s'en portera sans doute que mieux.

Copyright : Project Syndicate

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.