Les marchés sont-ils devenus raisonnables ?

Le Cercle des économistes et Nyse-Euronext organisent un débat sur le sujet ce mardi, dont La Tribune est partenaire. Trois ans après la crise, la régulation des marchés reste au cœur des réflexions.
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Le Cercle des économistes et Nyse-Euronext organisent ce soir un grand débat sur le thème "Les marchés sont-ils devenus raisonnables ?" à l'université Paris-Dauphine. Cet événement réunira à la fois les acteurs de la place et deux mille étudiants en finance issus de l'université et des grandes écoles. De multiples exemples tirés de l'actualité incitent à répondre à cette question par la négative : une procyclicité qui ne se réduit pas ; une volatilité croissante ; des marchés dérivés de matières premières qui s'emballent ; des bulles financières à répétition qui se préparent.

Les quatre G20 qui se sont succédé ont semblé prendre les problèmes à bras-le-corps et, dans certains domaines, ont enregistré des avancées incontestables. Comment aller plus loin ? Au moment où la France assure la présidence du G20, le diagnostic est sans concession sur les dérives passées et présentes de la planète financière. La recherche des chemins possibles d'une régulation de la finance mondiale devrait lui permettre de jouer le rôle qu'elle n'aurait jamais dû trahir : celui de gérer au mieux l'épargne et de financer la croissance et la création d'emplois. Les voies de ce renouveau sont parfois sinueuses, mais parfaitement carrossables, si la volonté politique de mettre la finance au service de la croissance et de l'équité reprenait le dessus...

 

Christian de Boissieu, professeur à Paris I, président du Conseil d'analyse économique

Utile, le nouveau G20 ?

Le G20 peut et doit devenir le principal forum de concertation et de coopération au plan mondial. À condition notamment de mieux prendre en compte l'Afrique.

Faire du G20 le principal forum de concertation et de coopération au plan mondial comporte au moins trois conséquences. Il doit assez rapidement conduire à la disparition du G7-G8. Qu'il s'agisse de taux de change, de commerce, de climat... quel sens cela a-t-il d'avoir la Russie autour de la table dans le cadre du G8, et pas la Chine, pas l'Inde, aucun représentant de l'Afrique ? Le G20 est la traduction institutionnelle, pas la seule d'ailleurs, des nouveaux équilibres mondiaux. Il doit devenir le lieu de synthèse d'un certain nombre de négociations internationales dispersées depuis l'après-Seconde Guerre mondiale entre différentes instances, clubs et autres organisations. Il permet de reglobaliser pour la diplomatie économique, commerciale, monétaire et financière ce qui a été assez artificiellement segmenté entre le FMI, la Banque mondiale, l'OMC, l'OIT et le BIT, etc. Il faudra donc le doter des moyens lui permettant de s'installer définitivement dans le système de gouvernance mondiale, avec un secrétariat permanent. La présidence française souhaite avancer significativement en 2011 sur cette question.

Une grande faiblesse du G20 est la sous-représentation de l'Afrique : un seul pays africain, l'Afrique du Sud, alors que l'Union africaine rassemble 53 pays ! Tous les critères - économiques, démographiques, géopolitiques... - devront conduire à accroître rapidement la représentation du continent africain, au détriment d'autres continents surreprésentés. Car élargir le G20 au-delà des participants actuels qui, avec les organismes internationaux, se rapprochent en pratique de 30, pourrait faire perdre les avantages d'une concertation plus opérationnelle que celle opérée sur une plus vaste échelle. Une fois acquis le principe du passage de 1 à, par exemple, 3 représentants pour le continent africain, il resterait à se mettre d'accord sur les critères de choix.

Le G20 s'installe comme le forum économique mondial privilégié. Il y est en effet question de croissance, de commerce, de taux de change, de développement, d'environnement... Le risque est la dispersion. Mais il existe aussi une opportunité de faire la synthèse de questions trop séparées et de négociations internationales éclatées entre de multiples enceintes.

La plupart des chantiers restent ouverts. Les pays se sont engagés à s'abstenir de dévaluations compétitives. Par-delà les mots, c'est à l'aune des politiques menées que l'on jugera de la valeur de l'engagement. Tout va dépendre des politiques monétaires. Or, nous sommes loin d'une démarche coopérative entre les grandes banques centrales : les États-Unis vont probablement continuer à jouer le recul du dollar, même s'ils vont répétant l'inverse ; la Chine n'a pas pris d'engagement précis sur la réévaluation du yuan, même si cette réévaluation pourrait être la bonne surprise de 2011.

De son côté, la France met à l'ordre du jour du G20 la volatilité des prix des matières premières, en particulier des produits agricoles. Des mesures visant à renforcer la transparence et à limiter la spéculation sur ces marchés pourraient être adoptées assez vite tant le diagnostic paraît partagé.

Enfin, la présidence française doit contribuer à mieux articuler les différents étages de la fusée : d'une part, une meilleure cohérence entre l'ébauche de gouvernance mondiale et les progrès requis de la gouvernance européenne ; d'autre part, une meilleure interface entre le G20 et les différents organismes internationaux. Il y va, avec ce dernier point, de la crédibilité de la gouvernance mondiale en gestation.


Jean-Paul Pollin, professeur à l'université d'Orléans

Peut-on réduire la volatilité ?

Il faudrait corriger l'horizon d'investissement des investisseurs institutionnels et renforcer la régulation des fonds systémiques.

Trois facteurs principaux expliquent l'excessive volatilité des marchés financiers. D'abord, l'irrationalité des comportements. De nombreux travaux d'économie expérimentale ont montré que la façon dont les individus forment leurs anticipations et décident en situation d'incertitude diffère beaucoup des hypothèses retenues par la théorie financière. On observe qu'ils extrapolent indûment des séries d'événements trop courtes, leur sentiment est influencé par le contexte ou la présentation qu'on leur en donne, ils évaluent mal les probabilités, ils sont réticents à "prendre leurs pertes"...

Cette irrationalité ne suffit pas cependant à rendre compte de "l'inefficience" des marchés. Car il existe des arbitragistes et des spéculateurs dont la fonction consiste, en principe, à tirer parti des anomalies observées. Le problème est que leur horizon se trouve limité pour diverses raisons : garanties requises, contrôle des résultats, contraintes de liquidité. De sorte qu'ils sont conduits à se comporter de façon trop court-termiste. Ainsi, ils ont tendance à coller aux évolutions moyennes ou à se réfugier dans des comportements mimétiques. Ou plus encore, ils cherchent à profiter des évolutions de prix à court terme plutôt qu'à parier sur les écarts aux "fondamentaux". Ce faisant, ils alimentent les déséquilibres de prix au lieu de les réduire.

Enfin, la crise a montré que ces déséquilibres temporaires étaient amplifiés par le comportement des intermédiaires de marché (banques de financement et d'investissement, brokers-dealers, hedge funds). Plus précisément, c'est l'évolution procyclique de leur levier, c'est-à-dire le rapport qu'ils établissent entre leurs actifs et leurs fonds propres, qui est à l'origine de ce mécanisme. Un accroissement de leurs capitaux propres, résultant d'une hausse des prix d'actifs, les incite à augmenter leur demande de titres pour employer cet accroissement de leur richesse ainsi que l'endettement supplémentaire qu'implique l'élévation voulue du levier. La hausse des prix nourrit ainsi la hausse, et naturellement le mécanisme s'inverse en cas de choc négatif.

Comment réduire la volatilité ? En ce qui concerne les biais de comportements, l'idée serait de corriger l'horizon des investisseurs institutionnels en renforçant leur gouvernance et en enrichissant les contrôles de leurs performances pour garantir une adéquation entre leur gestion et les objectifs qu'ils se donnent ; notamment pour s'assurer que la rotation du portefeuille s'accorde avec l'horizon de placement déclaré. Par ailleurs, il faut que les fonds systémiques soient soumis à une régulation prenant en compte les externalités, c'est-à-dire les mouvements erratiques de marché, que provoquent certains mouvements de leurs portefeuilles.

Concernant la procyclicité du comportement de levier des intermédiaires de marché, on rejoint une question bien identifiée dans les accords de Bâle III et qui a fait l'objet d'une proposition visant à lisser dans le temps les exigences de fonds propres bancaires. Des suggestions ont aussi été faites pour réduire la variabilité des marges requises et des "haircuts" pratiqués sur certaines transactions. Mais les mesures les plus efficaces consisteraient à fixer un niveau maximal pour le levier des institutions concernées et à limiter leur risque de liquidité.

Dans tous les cas, il s'agit de recourir à des instruments micro ou macroprudentiels. Car, contrairement à certaines idées à la mode, ce n'est pas la politique monétaire qui est en cause. Dans le passé récent, ce sont les mouvements de prix d'actifs qui ont stimulé la création (ou la destruction) de liquidité, et non des erreurs de politique monétaire. Au demeurant, les banques centrales ne disposent pas aujourd'hui des moyens de contrôler les bulles financières. C'est pourquoi leurs instruments doivent rester prioritairement affectés aux objectifs traditionnels de régulation macroéconomique.


Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes

Comment sortir de la pression des marchés sur la dette en Europe ?

Le meilleur moyen de mettre fin à la pression des marchés serait de créer des eurobonds, gérés par une Agence européenne de financement.

Une véritable révolution a eu lieu le 17 décembre ; tous les chefs d'État et de gouvernement des Vingt-Sept se sont mis d'accord pour pérenniser le mécanisme de secours, le Fonds européen de stabilité financière (FESF). Un signal fort, démontrant la détermination des Européens à défendre la zone monétaire européenne. Reste que ce mécanisme est bien loin d'offrir une solution satisfaisante face à l'ampleur des problématiques de dettes souveraines que nous connaissons. Le nouveau fonds ne peut être activé que lorsque la situation d'endettement d'un pays européen est tellement dégradée qu'elle menace de mettre en danger la stabilité de la zone euro. Or, on ne saurait lever la pression des marchés financiers sur les dettes souveraines européennes sans envisager de nouveaux mécanismes et une nouvelle structure bien plus ambitieuse, qui permettrait simultanément de réduire les dettes souveraines européennes et d'augmenter durablement la croissance en Europe.

La création d'une Agence européenne de financement, proposée par le président de l'Eurogroupe est un premier pas dans ce sens. Jean-Claude Juncker et Giulio Tremonti défendent la création d'une Agence européenne de la dette qui émettrait directement sur les marchés des eurobonds, avec la garantie solidaire des États membres. Cet organisme prendrait la forme d'une société de marché de crédit qui mutualise et contrôle leur besoin de financement sur les marchés. Selon les deux ministres, cette agence pourrait financer jusqu'à 50 % des émissions des États membres, afin de développer un marché profond et liquide. Ainsi, l'objectif d'une telle agence serait "d'atteindre progressivement une quantité d'obligations émises équivalant à 40 % du PIB de l'UE et de chacun des États membres". Elle pourrait même financer la totalité des émissions des pays ayant de grandes difficultés à accéder au marché.

Plus vaste que celui de chaque État membre isolé, un marché d'obligations européennes serait moins volatil. Le volume d'obligations en circulation le rendrait aussi bien plus liquide et moins sensible aux réactions des marchés. L'autre avantage est de bénéficier de taux d'intérêt beaucoup plus avantageux que ceux que subissent les pays attaqués récemment.

La mutualisation des financements permet mécaniquement de réduire le coût d'endettement. Si l'ensemble des États membres émettaient leurs obligations au travers de l'agence européenne, alors le marché des eurobonds deviendrait le plus gros marché obligataire au monde. L'agence devrait proposer aux États membres un montage financier adapté qui les incite, à la fois à réduire leur endettement mais aussi à émettre des dettes de maturité plus longue. La dette serait étalée sur deux temps. Les premières années, cinq ans par exemple, la dette pourrait être rémunérée au taux d'émission de l'Agence européenne de financement. Les États pourraient donc par ce biais bénéficier d'économies de taux d'intérêt. Le montage serait assorti de règles de bonne gestion qui devraient être impérativement respectées pour pouvoir bénéficier du taux avantageux. Dans les années suivantes, la possibilité de bénéficier de ce taux ne serait plus automatique. Profitant de son statut d'émetteur sûr, l'agence pourrait également financer directement l'économie (des projets porteurs de croissance). De quoi améliorer le dynamisme économique et donc les capacités de remboursement des dettes publiques en Europe.


Patrick Artus, directeur des études économiques de Nataxis

Où apparaîtra la prochaine bulle ?

La liquidité mondiale progressant toujours aussi vite, de nouvelles bulles se formeront. Pour l'éviter, il faudrait que la liquidité reste sous cette forme, et ne serve pas à acheter des actifs à rendement plus élevé. C'est très peu probable.

Quels sont les candidats vraisemblables pour ces nouvelles bulles ? Si on extrapole les tendances récentes, on voit qu'il s'agit déjà de certaines matières premières, de certains marchés immobiliers ; et que des bulles devraient apparaître dans le futur sur d'autres matières premières et sur les actions des pays émergents. La croissance très rapide de la liquidité condamne le monde à voir réapparaître des bulles spéculatives sur les prix des actifs : les agents économiques (banques, autres agents économiques) reçoivent des liquidités en quantité excessive, et s'en servent pour acheter des actifs ayant des rendements plus élevés (ce qui inclut le crédit dans le cas des banques).

C'est ainsi qu'on a déjà vu dans le passé différentes bulles. La bulle sur les actions à la fin des années 1990 était liée d'une part à des achats d'actions par les investisseurs, d'autre part à des acquisitions d'entreprises des nouvelles technologies par d'autres entreprises, d'où la hausse de l'endettement des sociétés. La bulle sur l'immobilier de 2002 à 2007 aux États-Unis, au Royaume-Uni, dans la zone euro en dehors de l'Allemagne, ainsi que celle sur les actifs liés au crédit immobilier (actifs liés à la titrisation), a été associée à l'excès d'endettement des ménages. La bulle sur les prix des matières premières et sur les actions des pays émergents au second semestre 2007 et au premier semestre 2008 était due à la conviction, à cette époque, que la crise des subprimes ne s'étendrait pas aux pays émergents (thèse dite du "decoupling").

La liquidité mondiale continuant à progresser, il est certain qu'il y aura de nouvelles bulles. Où se trouveront-elles ? On voit dès aujourd'hui à nouveau des hausses anormales des prix de certaines matières premières. Il s'agit d'abord des métaux précieux, en particulier de l'or, qui servent de valeurs refuges lorsqu'il y a excès de liquidité. Il s'agit aussi de certains métaux non précieux, dont les hausses de prix depuis l'été 2010 ne peuvent pas être attribuées à la demande physique de ces métaux, qui ralentit. Cela concerne particulièrement le cuivre, l'étain, le sucre, le blé, le maïs, le coton, le café... Il s'agit de certaines matières premières agricoles et textiles, pour lesquelles il faut reconnaître qu'il y a aussi des problèmes d'insuffisance de récoltes. On observe également le redémarrage déjà aujourd'hui des bulles sur les prix de l'immobilier dans quelques pays où le crédit progresse ou recommence à progresser, comme par exemple à Hong Kong, en Chine ou en France.

À l'avenir, le plus probable est que des bulles vont apparaître sur les marchés d'actions des pays émergents. Sauf lors des périodes de forte aversion pour le risque (après la faillite de Lehman, lors de la crise grecque en mai 2010, en novembre 2010 avec les inquiétudes sur l'Irlande), l'excès de liquidité dans les pays de l'OCDE conduit à des flux de capitaux très importants vers les pays émergents, qui se portent surtout sur les actions. Cela explique la hausse forte des cours boursiers dans les pays émergents en 2007, au début de 2008, et depuis l'été 2010.

Les niveaux encore faibles (14 à 18) des PER sur les marchés boursiers des pays émergents montrent qu'il ne s'agit pas encore d'une bulle, mais, si la création monétaire se poursuit dans les pays de l'OCDE et si les capitaux continuent à se diriger vers les pays émergents, il y aura bien, à terme, une bulle.

Empêcher ce phénomène nécessiterait de freiner la liquidité mondiale, ce qui est impossible aujourd'hui avec la volonté farouche des Américains de doper leur économie.

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