Le roseau pensant et la toute-puissance

Par Olivier Lecomte, professeur de finance à Centrale Paris.
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Le drame qui frappe le Japon, au-delà du sentiment d'effroi et de compassion qu'il suscite, vient rappeler l'extraordinaire précarité de base de la condition humaine. Vulnérable au froid, au chaud, à la maladie, aux prédateurs, dotée de peu d'atouts physiques, en un mot fragile, notre espèce a malgré tout prospéré dans des lieux hostiles et conquis la planète. Cette formidable expansion ne tient qu'à notre faculté de comprendre, inventer et nous adapter.

En deux siècles, les progrès de la science et de la technologie ont accru exponentiellement nos capacités, la machine et la domestication de l'énergie conférant à notre corps un immense surplus de puissance. Maîtrise des terres, des mers, du ciel, ouvrages gigantesques, premiers pas sur la Lune puis, plus récemment, accès instantané et quasi universel à la plupart des savoirs, en passant par la conquête de l'atome : le roseau pensant peut se griser d'un délicieux sentiment de toute-puissance.

Reste que la planète nous rappelle régulièrement que les énergies qu'elle est capable de libérer brutalement, à l'occasion de cyclones, séismes, éruptions volcaniques et autres phénomènes violents, dépassent souvent, sur un seul événement, ce que l'humanité tout entière est capable de produire en une année. Nous nous voyons géants et nous voilà soudain rapetissés au rang des moucherons qui viennent s'écraser l'été sur les pare-brise de nos puissants 4×4.

Avec deux et peut-être cinq réacteurs nucléaires en risque grave, le Japon, symbole par excellence de la technologie reine, capable des prouesses les plus folles - ne serait-ce que d'avoir construit des villes qui restent debout après un séisme historique - est frappé en son coeur. Et ce n'est pas la nature qui pose la menace la plus grande, mais les créations humaines.

Sans verser dans le radicalisme écologiste - qui oublie que l'on ne transforme la société ni par la contrainte ni à coups de baguette magique - force est de constater que ces événements interrogent fondamentalement la sécurité de l'énergie nucléaire. Un rappel salutaire de ce qu'elle demeure aux frontières de nos capacités, sans même parler de l'épineuse question des déchets. Au-delà, c'est notre besoin toujours croissant d'énergie qui est questionné : quoi que l'on fasse, il n'existe encore aucune alternative massive aux combustibles fossiles, qui fourniront encore 80% de l'énergie en 2035. Même développées à marche forcée, les énergies renouvelables ne pèseront encore que 13% du total. Et qu'on ne me parle pas du leurre du véhicule électrique !

La puissance que nous avons conquise depuis deux siècles est toute relative, notre expansion génère ses propres limites par son empreinte croissante et son incapacité à renouveler ce qu'elle consomme. Refuser d'admettre que l'humanité sera confrontée, en ce siècle, à des problèmes majeurs - effet de serre, mais aussi atteinte à la biodiversité et aux équilibres subtils de la planète - serait suicidaire.

J'entends déjà les dénégations des prosélytes de "l'hypercroissance" et leur adjuration, brandie telle une formule magique : "mais non, nous inventerons bien quelque chose, on a toujours trouvé quelque chose"... avant de sortir l'argument fatal : toutes ces considérations sont malthusiennes. Et, comme chacun sait, Malthus s'est trompé. Vieux sophisme d'inférence vicieuse comme le baptisait John Stuart Mill.

Il semble bien pourtant que la communauté scientifique mondiale s'accorde sur l'absence de solutions miracles. Il y a trente ans, on nous parlait de la fusion, qui permettrait de produire une débauche d'énergie avec de l'eau : l'espoir d'une maîtrise de cette technologie est aujourd'hui repoussé, au mieux, à 2100...

La raison, je le crains, nous dit bien qu'il faudra réviser notre rapport au monde. Sauf à accepter la sentence d'Hubert Reeves : dans quelques millions d'années, la Terre nous aura oubliés.

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