L'embarras du choix

HOMO NUMERICUS. Avec les outils numériques, nous croulons sous des milliers de possibilités au point de ne plus savoir quoi retenir. Nous finissons touchés par une sorte de "fatigue décisionnelle" qui entrave nos choix et finalement notre liberté. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Sur Netflix, sur Netflix, on peut passer plus de temps à faire défiler la liste des films qu'à en visionner un seul. D'où l'apparition d'une lassitude due à l'incapacité à décider.
Sur Netflix, sur Netflix, on peut passer plus de temps à faire défiler la liste des films qu'à en visionner un seul. D'où l'apparition d'une lassitude due à l'incapacité à décider. (Crédits : Netflix)

Barack Obama, alors hôte de la Maison-Blanche, s'était fixé une règle personnelle immuable. Il l'avait expliquée dans une interview au magazine Vanity Fair : « Vous verrez que je ne porte que des costumes gris ou bleus, j'essaie de réduire les décisions. Je ne veux pas prendre de décisions sur ce que je mange ou porte. Parce que j'ai trop d'autres décisions à prendre[1] ». Au moins, et sur ce sujet de son dress-code quotidien, le président des États-Unis s'était résolu à ne plus perdre un temps précieux pour savoir comment s'habiller selon les circonstances.

Fatigue décisionnelle

Dans le monde numérique qui est le nôtre, on aimerait pouvoir se fixer une telle discipline. En l'espèce, faire preuve d'une volonté de fer pour ne pas succomber au phénomène connu sous l'appellation de « fatigue décisionnelle[2] ». L'anecdote est connue, voire vécue : sur Netflix, passer plus de temps à faire défiler la liste des films qu'à en visionner un seul. Vieux dilemme philosophique entre savoir et vouloir, entre connaissance et volonté.

Face à cet hyper-choix qui s'offre en permanence à nous et rendu possible par des plateformes qui déversent leurs offres en les ciblant en fonction de nos précédentes sélections, nous sommes submergés par des milliers de possibilités sans distinction, outre les classifications de ces œuvres par genre. Dans cet océan infini des possibles, aucune bouée à agripper pour guider nos choix. D'où l'apparition de cette lassitude et de cette incapacité à décider. Ce qui devait être un moment de détente débute par une expérience anxiogène, un défi lorsqu'il s'agit de trouver quelque chose à regarder.

Option « Play something »

Lutter contre cette « fatigue décisionnelle » semble être le nouvel enjeu de Netflix. La plateforme qui a ringardisé la télévision en créant un catalogue composé de milliers de films « on demand » ne veux pas prendre le risque de voir ses abonnés s'envoler au motif que ces derniers développeraient une forme d'anxiété à chaque fois qu'ils se connectent. La pression concurrentielle avec la multiplication de nouvelles plateformes (Amazon, Disney+, OCS...) et le multi-abonnements justifiant à eux seuls la pertinence de cette innovation centrée sur les usages. Aussi, et pour faire disparaître ce sentiment de lassitude du consommateur installé devant son écran ne sachant quoi choisir, Netflix étudie la généralisation d'une nouvelle option baptisée «Play Something[3]».

Testée depuis quelques mois, cette fonctionnalité permet, en un clic, de lancer un programme au hasard, choisi par l'algorithme. En clair, il ne s'agit rien moins que de se laisser porter par le programme automatiquement diffusé sans que l'on puisse agir. Dans un autre temps, et à quelques nuances près, cela se serait appelé télévision...

Du côté de la plateforme de musique Spotify, le service « Il n'y a que vous », lancé fin mars, répond lui aussi à l'objectif d'aider les abonnés à se repérer parmi les 70 millions de titres et les presque 3 millions de podcasts ; du moins, à éviter qu'une sorte de fatigue décisionnelle finisse par lasser les clients, au risque qu'ils renoncent à leurs abonnements en raison de cette sur-offre paralysante.

Âne de Buridan

À l'instar de la parabole de l'âne de Buridan qui avait autant soif que faim et qui, placé à équidistance entre un boisseau d'avoine et un seau d'eau, incapable de décider s'il devait d'abord manger ou boire, préféra se laisser mourir de faim et de soif, Internet en général et les plateformes de contenus en particulier, procurent tout ce qu'il faut pour se rassasier... à condition que l'on sache où aller et quoi chercher. Avec les nouvelles technologies et leurs lots d'outils censés mettre à notre portée les conditions du savoir, nous faisons face à une masse croissante de données, qui plus est, de qualité diverse. Chercher, trouver, puis sélectionner l'information dont on a besoin -ou envie- demande un apprentissage, et, accessoirement, du temps - ce qui, à l'ère du streaming et de son instantanéité sans entrave, peut paradoxalement provoquer indifférence, voire une forme de désespoir existentiel.

Trop de choix à notre portée

À l'image de la langue humaine qui permet le meilleur comme le pire, la technologie nous offre un supplément de choix et donc de liberté infinie. S'il est incontestable que ces technologies augmentent nos capacités d'agir, dans le même temps, celles-ci mettent à notre portée trop de choix possibles au point de nous déstabiliser, voire de provoquer l'indécision, un comble pour ces outils numériques censés nous ouvrir le champ des possibles.

De nombreuses études scientifiques l'ont démontré : notre cerveau n'a jamais été destiné à traiter autant de sollicitations numériques et de données de toutes natures qui nous arrivent via ces multiples canaux qui nous environnent. Non seulement, nous ne maîtrisons que difficilement le temps que nous consacrons à nos activités en ligne, mais nous savons qu'il est très difficile, voire impossible, de synthétiser le flot d'informations pléthoriques que nous recevons de toutes parts.

Less is more

Les temps ne sont décidément plus à l'adage « less is more » (« le moins est le mieux » popularisé par l'architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe) mais plutôt au « more is better » (« le plus est le mieux ») couplé au « tout, tout de suite ». C'est la combinaison de ces deux dernières dimensions qui fait qu'il est plus que jamais indispensable de donner aux utilisateurs les moyens de comprendre comment il est possible de faire un meilleur usage de ces outils pour qu'ils deviennent des instruments de liberté et non des outils qui génèrent, entre autres maux, lassitude, tergiversation, dépit et fatigue décisionnelle. Comment savoir ce que je veux vraiment ? La question, incontournable dans la société de l'abondance, renvoie à chacun à ses choix personnels, à ses limites, à ses angoisses, bref à la maîtrise de sa propre volonté. Merci Descartes, adieu Netflix !

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NOTES

1 https://www.vanityfair.com/news/2012/10/michael-lewis-profile-barack-obama

2 https://www.psychologies.com/Bien-etre/Stress/Stress-au-quotidien/Articles-et-Dossiers/Fatigue-decisionnelle-quand-faire-face-a-trop-de-choix-nous-epuise

3https://www.vulture.com/article/netflix-play-something-decision-fatigue.html

Philippe Boyer

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Commentaire 1
à écrit le 14/06/2021 à 15:51
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Cela prouve surtout que les gens s'ennuient, si au moins ils avaient des boulots dans lesquels ils étaient valorisés... maintenant il vaut mieux regarder Vagabond ou Extra Curricular que la télévision. Nous ne sommes pas habitués à choisir c'est surt...

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