L'Histoire n'est plus ce qu'elle était

HOMO NUMERICUS. Quand l'intelligence artificielle s'intéresse à l'Histoire, ce peut être, comme souvent avec cette technologie, pour le meilleur ou pour le pire. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Si la technologie, en l'occurrence l'intelligence artificielle, permet de réaliser l'impensable (faire vivre un moment de mémoire), son usage n'est pas sans poser de nombreux questionnements éthiques.
Si la technologie, en l'occurrence l'intelligence artificielle, permet de réaliser l'impensable (faire vivre un moment de mémoire), son usage n'est pas sans poser de nombreux questionnements éthiques. (Crédits : Élysée)

« Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face du monde aurait changé » selon la citation de Blaise Pascal (1623-1662) qui fait référence à la reine d'Égypte (-51 à -30 avant J.-C), célèbre pour son intelligence et sa beauté, et dont le long nez fut un attribut déterminant de ses amours avec les empereurs romains Jules César, puis Marc Antoine. Dans l'espoir de préserver sa dynastie, elle se fit aimer de ce dernier après la mort de César, et le persuada de se lancer dans un projet de conquête, si démesuré qu'il les mena finalement tous deux à leur perte.

En refaisant l'Histoire avec des « si », la conclusion du philosophe-moraliste du 17e siècle, c'est que la « Grande Histoire » de l'humanité est parfois le résultat de petites causes. Ici, la dérision d'un détail (un attribut physique) qui provoque la chute d'un empire. Preuve que l'histoire, comme récit linéaire raconté par les historiens, n'est pas ce « long fleuve tranquille » fait de causalités en apparence évidentes et naturelles, mais plutôt un enchevêtrement de multiples faits, passions humaines et hasards. Mis bout à bout, tout cela donne naissance à de grands évènements gravés dans les mémoires.

À charge pour les historiens d'expliciter cet enchaînement de causes en tentant de leur donner une explication rationnelle, voire un sens.

Quand la technologie revisite la Grande Histoire

Il arrive parfois que la technologie permette de revisiter la « Grande Histoire » en lui donnant un éclairage nouveau. Ici, pas de nez de reine d'Égypte qui aurait changé le cours de l'Histoire mais une version actualisée[1], grâce à l'intelligence artificielle, d'un des mythes fondateurs de l'histoire de France du 20e siècle. En l'espèce, l'édition d'une nouvelle version du célébrissime « Appel du général de Gaulle » prononcé le 18 juin 1940 au micro de la BBC depuis Londres [2].

Du fait que ce discours ne fit l'objet d'aucun enregistrement officiel, tout l'enjeu de ce projet de reconstitution a consisté d'une part, à retrouver le véritable texte lu (des historiens furent sollicités pour retrouver les diverses versions rédigées, puis le texte exact du prononcé du 18 juin), et d'autre part, grâce à un logiciel de traitement de la voix appelé « voice cloning [3] », de recréer sons, tonalité, tessiture, émotions et timbre de voix du général. Dans les faits, ce fut la voix du comédien François Morel, récitant plusieurs discours prononcés par le général de Gaulle entre 1940 et 1944, qui a servi de point de référence pour étalonner la machine. À charge pour cette dernière de traiter et d'analyser tous ces enregistrements réalisés pour ensuite tenter de produire le discours le plus réaliste possible en superposant les deux voix : l'historique, celle du général, et l'actuelle, celle du comédien. Quatre-vingt-trois années plus tard, l'Histoire se réécrit sous nos yeux grâce à la technologie.

Si celle-ci permet de réaliser l'impensable (faire vivre un moment de mémoire), son usage n'est pas sans poser de nombreux questionnements éthiques.

Savoir distinguer la vraie de la fausse histoire

La tentation de réécrire l'Histoire n'est évidemment pas née en ce 21e siècle technologique. Avec l'avènement de l'image (photographique dans un premier temps, puis vidéo), la tentation est grande de faire prendre pour argent comptant ce que les images montrent, en particulier si celles-ci ont été arrangées ou fabriquées au profit d'une cause ou d'une idéologie.

La photo iconique du « Drapeau rouge sur le Reichstag » où l'on voit, en ce 2 mai 1945, trois soldats de l'Armée rouge placer un drapeau de l'Union soviétique à Berlin en guise de victoire sur le nazisme, a été retouchée à des fins de propagande : la photo initiale d'Evgueni Khaldeï [4] fut préparée en amont, puis mise en scène, retouchée et légendée et tout cela à des fins politiques.

Exhumer le passé selon un strict cadre éthique

À l'ère où l'intelligence artificielle bouleverse des pans entiers de la créativité, à l'ère où les « deepfakes », ces images et vidéos truquées générées grâce à l'intelligence artificielle, se répandent au point de ne plus savoir comment démêler le vrai du faux, on peut légitiment se demander si la Grande Histoire ne pourra pas, elle aussi, être victime d'actes de tromperies qui auraient pour effet de remettre en cause nos croyances historiques les plus certaines du fait que ces machines usent et abusent d'un langage, écrit comme oral en tout point semblable au nôtre, et savent agencer des faits et des évènements au point de nous faire douter.

Certes, tel ne fut pas le cas avec ce « millésime 2023 » du discours du 18 juin 1940 puisque les enjeux éthiques furent au cœur de cette démarche historique, avec un questionnement sur les promesses et les limites de ces outils technologiques.

« Ich bin ein Berliner »

Il n'empêche, avec l'avènement de cette intelligence artificielle, capable du meilleur [5] comme du pire, aucun domaine, même celui de l'Histoire, n'est épargné par ces nouvelles interfaces de recherche et de traitement de l'information.

Plus que jamais, celles-ci nécessitent une réflexion éthique sur le vrai intérêt et l'usage de ces nouveaux outils au service d'une meilleure connaissance du passé. Faute d'un tel cadre éthique, une intelligence artificielle pourrait, peut-être un jour, nous persuader qu'« Ich bin ein Berliner » phrase prononcée par John Fitzgerald Kennedy, alors président des États-Unis lors de sa visite à Berlin-Ouest le 26 juin 1963, n'a jamais été prononcée, ou que, pourquoi pas, le véritable fait déclencheur des guerres napoléoniennes ne fut pas le prolongement des guerres engendrées par la Révolution française de 1789 mais... une simple querelle sur la véritable longueur du nez de Cléopâtre. Petites causes, grands effets...

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NOTES

1 Comment on a reconstitué l'Appel du 18 juin 1940 avec une IA (l'enregistrement original a disparu, celui qui subsiste a été réalisé, 4 jours après, le 22 juin 1940 avec des variantes textuelles comparé au texte paru dans la presse ou à celui de l'affiche. Le travail de reconstitution présenté dans cette vidéo est une collaboration entre « Le Monde », l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) et la société technologique Ircam Amplify.)

2 « Moi, général de Gaulle » : l'appel du 18-Juin peut-il être reconstitué ? in Le Monde du 18 janvier 2023

3 https://podcastle.ai/blog/what-is-voice-cloning/

4 https://www.nouvelobs.com/photo/20150812.OBS4091/le-drapeau-rouge-sur-le-reichstag-une-photo-symbole-savamment-fabriquee.html#

5 https://www.latribune.fr/opinions/blogs/homo-numericus/quelle-etait-la-couleur-du-cheval-blanc-d-henri-iv-948238.html

Philippe Boyer

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Commentaire 1
à écrit le 24/01/2023 à 8:31
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Bonjour permettez moi de vous signaler que Jules cesar n'a jamais été empereur. Belle journée.

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