Les jeux sont faits

HOMO NUMERICUS. Nous vivons dans des sociétés "gamifiées" : les jeux vidéo créent de nouveaux univers (ludiques) dans presque tous les champs d'activité. Par Philippe Boyer, directeur de l’innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Il se pourrait bien que sous peu, « le jeu mange nos sociétés » en s'imposant comme le premier média du XXIe siècle. La ludification (ou gamification) gagne presque tous les domaines de nos vies en société.
Il se pourrait bien que sous peu, « le jeu mange nos sociétés » en s'imposant comme le premier média du XXIe siècle. La "ludification" (ou "gamification") gagne presque tous les domaines de nos vies en société. (Crédits : Reuters)

Le 24 avril dernier, plus de 12 millions de spectateurs ont assisté au concert exceptionnel du rappeur Travis Scott. Nul besoin d'appliquer les gestes barrière du fait que l'artiste s'est produit pendant une dizaine de minutes dans le jeu vidéo Fortnite, ce phénomène du « gaming » qui rassemble plus de 350 millions de joueurs dans le monde. Dans un décor psychédélique, un avatar du chanteur, vêtu d'une combinaison spatiale, a interprété ses derniers tubes tout évoluant dans une galaxie imaginaire. De l'avis de toutes les réactions de ses fans sur les réseaux sociaux, ce fut un « évènement de folie »[1] !

Dans le même temps, et au cours de ces deux mois de confinement, les ventes de jeux vidéo se sont envolées. Normal. Après avoir préparé soi-même son pain, suivi sa séance quotidienne de gym, visionné quelques films à la demande puis relu trois fois « Guerre et Paix »..., il fallait bien se distraire, comme en témoigne les derniers chiffres du temps passé à jouer sur une console : + 30 % en France, par rapport au quatrième trimestre 2019 [2], le record allant aux États-Unis : +45%.

Il est vrai que le confinement est tombé à point nommé pour les éditeurs de jeux vidéo. Rien que sur les mois de mars et d'avril, plusieurs gros succès ont été commercialisés : « Resident Evil 3 », « Final Fantasy VII », « TT Isle of Man 2 » et le phénomène « Animal Crossing New Horizons ». Ce dernier jeu restera d'ailleurs comme « LE » jeu du confinement. Accessible pour tous les membres d'une même famille quel que soit son âge, et bien qu'ayant un graphisme un brin kitsch (les Japonais diraient « kaw̜aii » pour désigner un univers « mignon »), les joueurs sont propulsés dans un pays imaginaire qui ressemble à une bande-dessinée dont nous devenons les héros. Dans cet « ailleurs », aucun problème sanitaire, encore moins économique. Certes, il convient, de temps à autre, de résoudre quelques défis tout en s'employant à suivre attentivement le cours du navet, mais, dans l'ensemble, la vie sur ces îles y est douce.

Il n'est d'ailleurs pas impossible que, d'ici à quelques mois, des thèses sur les enseignements anthropologiques de ce jeu soient soutenues dans les universités. Cela ne serait pas surprenant tant la nouvelle version de ce jeu, bien plus qu'un simple rempart contre l'ennui et le stress ambiant, est devenue un symbole projeté de ce monde parallèle dans lequel il est facile de se réfugier pour y vivre une vie frugale et heureuse. Une sorte de « monde d'après » fantasmé.

Société de la distraction

Au-delà de l'attrait de circonstance pour ce jeu, tout montre que le secteur de la « distraction » au sens large devrait poursuivre sa forte progression et prendre encore plus de poids dans les PIB des États. Depuis quelques mois, Wall Street a d'ailleurs intégré 33 sociétés dans un index boursier composite appelé « Stay at home index[3]» (que l'on pourrait traduire par « Index du rester chez soi ») dans lequel on trouve fort logiquement des sociétés du divertissement telles que Netflix ou Amazon mais aussi d'autres qui permettent de communiquer à distance tels Slack (réseau social) et Zoom (vidéoconférence), ou encore de se nourrir sans avoir à sortir de son domicile : GrubHub (service de livraison de repas à domicile).

Cette société de la distraction est évidemment rendue possible par les nouvelles technologies (smartphones, logiciels, cloud, réalité virtuelle/augmentée...) qui, dans le secteur du divertissement, permettent de construire les scénarios les plus débridés. La plasticité et la puissance des logiciels qui pilotent les jeux vidéo s'adaptant au statut de chacun - que l'on joue seul ou que l'on fasse partie de communautés « d'e-gamers » qui s'affrontent lors de compétitions en streaming.

Demain, tous gamers ?

Si « le logiciel mange le monde », selon l'expression du pionnier du Web, Marc Andreessen, pour désigner le fait que ce qui fait la valeur d'une industrie consiste en l'information qu'elle manipule, il se pourrait bien que sous peu, « le jeu mange nos sociétés » en s'imposant comme le premier média du XXIe siècle. La ludification (dérivé de ludique, mais aussi désignée par l'anglicisme « gamification »), gagne presque tous les domaines de nos vies en société : en matière de sciences et de santé, par exemple, avec les jeux « Udock[4] », qui permet de résoudre des problèmes scientifiques, ou « Le village aux oiseaux[5] », jeu thérapeutique qui permet de stimuler les patients atteints de la  maladie d'Alzheimer.

La politique, aussi, est gagnée par cette gamification. Sur le sujet sensible des migrants, plusieurs « jeux sérieux » ("serious games") ont été édités, à commencer par une initiative de l'Unesco avec « Darfur is Dying »[6] pour expliciter le contexte de cette crise humanitaire dans ce pays d'Afrique. Toujours sur ce thème, d'autres jeux ont fait leur apparition à l'instar de « Paper Please[7] » qui met le joueur dans la peau d'un agent de l'immigration chargé de contrôler les documents des personnes entrant dans un État fictif. « Migrants », autre jeu participatif multijoueur, utilise de vraies informations pour placer le joueur dans la situation de prendre des décisions qui auront des conséquences humaines. Bref, de plus en plus de jeux sont immersifs au point de ressentir de l'empathie.

Bien sûr, impossible d'oublier le phénomène de l'e-sport[8], ou « sport électronique » (une discipline olympique en Corée du Sud) qui rassemble, autour de la pratique du jeu vidéo multijoueurs en ligne, des millions d'amateurs et de professionnels. En France, officiellement reconnu pratique sportive en 2016, l'e-sport rassemblerait près de 12%[9] des internautes dont au moins 2 millions de pratiquants.

Société du loisir et du temps libre

Dans son Adresse aux Français, le 16 mars dernier, le chef de l'État nous enjoignait de nous divertir :

« Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important. »

Pour beaucoup, ce « sens de l'essentiel » aura notamment trouvé son expression dans la pratique de jeux vidéo, tant pour se distraire que pour se projeter dans un espace hors du temps. Il faudra continuer à suivre ces tendances pour mesurer si cette "gamification " qui a progressé pendant le confinement, continuera à être une tendance profonde de nos sociétés éprises de loisirs et toujours plus à la recherche de temps libre pour s'y consacrer.

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NOTES

[1] https://youtu.be/5_BWeeIcOe8

[2] https://www.afjv.com/news/10149_confinement-les-telechargements-de-jeux-augmentent-de-30.htm

[3] https://edition.cnn.com/2020/03/02/investing/coronavirus-stay-at-home-stocks/index.html

[4] https://udock.fr/

[5] https://www.researchgate.net/publication/235256247_Conception_d'un_serious_game_therapeutique_l'experience_du_Village

[6] https://www.gamesforchange.org/game/darfur-is-dying/

[7] https://papersplea.se/

[8] https://www.opinion-internationale.com/2016/09/15/faites-vos-jeux-et-misez-sport-la-chronique-de-philippe-boyer_46455.html

[9] https://lifestyle.boursorama.com/high-tech/jeux-video/e-sport-les-chiffres-dune-croissance-record/

Philippe Boyer

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