A qui profite la Facilité européenne de paix ou comment pratiquer un Hara-kiri à la mode UE ? (2/2)

Nouvelle chronique de la guerre économique en Europe par Nicolas Ravailhe, Institut francophone de stratégies européennes et enseignant École de guerre économique. Second volet de la tribune sur la facilité européenne de paix qui n'exige aucune condition pour l'achat de matériels européens. Résultat, l'argent du contribuable européen profite aussi aux Américains (matériels en tout genre), aux Coréens (chars en Pologne)... A cet égard, les groupes d'armement américains n'ont jamais autant vendu d'armes en Europe en aussi peu de temps depuis le début de la guerre russo-ukrainienne.
« Jusqu'à présent, les dépenses au titre de la FEP ne sont pas contrôlées ; nos contributions mutualisées ne bénéficient d'aucune visibilité ; et on ne sait pas à quoi sert notre argent, ou plutôt, on sait qu'il finance plutôt des fournisseurs extra-européens. Il n'existe aucune restriction relative à la nationalité des fournisseurs » (Nicolas Ravailhe).
« Jusqu'à présent, les dépenses au titre de la FEP ne sont pas contrôlées ; nos contributions mutualisées ne bénéficient d'aucune visibilité ; et on ne sait pas à quoi sert notre argent, ou plutôt, on sait qu'il finance plutôt des fournisseurs extra-européens. Il n'existe aucune restriction relative à la nationalité des fournisseurs » (Nicolas Ravailhe). (Crédits : DR)

Selon les Américains (et pas seulement eux ...), dans les guerres il y a deux constantes : tout le monde ment et rien ne se passe comme prévu. Le président ukrainien, certes courageux et surtout expert en communication de guerre, sait que ses appels à munitions dans nos médias sont écoutés par les Russes. Si les besoins des Ukrainiens sont réels, peu savent réellement quoi, combien et où. Bien malin qui peut dire qu'il n'est pas manipulé sur un tel sujet.

Mais nous jouons le jeu car c'est notre choix et notre intérêt. C'est bien normal et il est manifeste que la Facilité européenne de paix (FEP) profite en premier lieu à l'Ukraine. A l'Ouest, nous ne produisons pas de munitions avec des calibres soviétiques mais selon des normes OTAN. Il en ressort une double nécessité : livrer les stocks de munitions compatibles à partir des pays équipés de matériels soviétiques similaires et équiper l'armée ukrainienne afin qu'elle puisse opérer selon nos standards.

Les stratèges de la défense et ceux de l'économie de défense l'ont bien compris. En Europe comme aux USA, personne n'a intérêt à laisser tomber les Ukrainiens, en terme d'intérêts géopolitiques comme d'intérêts économiques. Concilier les deux est même sécurisant pour les Ukrainiens. La FEP profite donc aussi aux pays d'Europe de l'est qui se débarrassent de matériels obsolètes pour en acheter des nouveaux avec l'argent des plus importants contributeurs, l'Allemagne et la France.

« Et profitez-en, il y en aura pour tout le monde ... »

Comme il n'y a pas de condition d'achat de matériels européens dans la FEP, l'argent du contribuable européen profite donc aussi aux Américains (matériels en tout genre), aux Coréens (chars en Pologne)... On notera qu'en conséquence de cette guerre, les Américains n'ont jamais autant vendu d'armes en Europe en aussi peu de temps (et de gaz, notamment de schiste, interdit à la production dans l'UE alors que des approvisionnements sont possibles ailleurs notamment en Afrique).

Certes l'Allemagne, qui traditionnellement achète américain pour sécuriser ses intérêts civils colossaux aux USA, peut laisser filer la situation : c'est le troc habituel voitures allemandes contre avions et hélicoptères US. On comprend même que depuis les pressions de Barack Obama et de Donald Trump, l'Allemagne doive arrêter de jouer la montre. Elle a largement profité de l'argent du contribuable américain pour être protégée des Russes, pendant des décennies, tout en achetant du gaz pas cher à ses derniers. Ajoutez à cela les économies inhérentes à l'absence de budget de défense outre-Rhin et vous obtenez tous les ans les excédents commerciaux aux USA : une situation que les USA sous présidence Biden n'ont plus tolérée.

L'Allemagne a alors bien compris qu'il fallait faire un geste envers les USA, acheter cash 30 milliards d'armement et laisser filer les critères de la FEP. Elle n'oublie quand même pas de négocier quelques retours sur acquisitions. La coopération annoncée entre Rheinmetall et Lockheed Martin pour la production de F 35 en témoigne.

Y a-t-il un pilote dans l'avion en France ?

Comment les deux milliards d'euros d'obus vont-ils être dépensés ? La FEP devrait rembourser les cessions d'obus issus des stocks des pays membres (s'il en reste encore) ou achetés pour l'occasion, à hauteur de 66% de leur valeur, à concurrence d'un premier milliard. Le second milliard devrait rembourser les deux tiers d'un achat groupé d'obus réalisé par l'agence européenne de défense (qui n'est pas une agence d'acquisition) pour le compte d'un certain nombre d'États volontaires.

En outre, certains États voudraient limiter les candidats aux marchés subséquents à l'accord-cadre passé par l'AED à la quinzaine d'industriels européens identifiés par la Commission européenne. D'autres voudraient, au nom du principe d'ouverture aux tiers et de non-discrimination, mais aussi pour des raisons de rapidité, élargir la liste des fournisseurs à des entités nord-américaines, israéliennes, coréennes, australiennes, etc.

Au total, le budget français de la défense sera donc bien utilisé pour soutenir l'Ukraine, mais aussi l'industrie de défense non-européenne, c'est-à-dire concurrente. Pourquoi ne pas donner de la visibilité à l'aide de Paris à Kiev en transformant les contributions françaises via la FEP en dons directs aux forces armées ukrainiennes ? Pourquoi ne pas soutenir l'industrie de défense française en réservant nos achats au profit de l'Ukraine à des fournisseurs nationaux comme le droit européen nous en laisse la possibilité ? Dans un pays autant désindustrialisé avec une industrie performante en matière de matériels de défense, c'est incompréhensible.

Jusqu'à présent, les dépenses au titre de la FEP ne sont pas contrôlées ; nos contributions mutualisées ne bénéficient d'aucune visibilité ; et on ne sait pas à quoi sert notre argent, ou plutôt, on sait qu'il finance plutôt des fournisseurs extra-européens. Il n'existe aucune restriction relative à la nationalité des fournisseurs. Aucune action de puissances étrangères, ni situation d'urgence étant donné les aides directes d'autres États tiers (USA, Grande-Bretagne...) à l'Ukraine, ne justifie cela. De surcroit, tout est analysé pour que les Ukrainiens se défendent sans envenimer davantage le conflit avec des armes plus performantes et/ou plus nombreuses.

Alors sommes-nous si naïfs ou si couards ? Avons-nous négocié autre chose pour renoncer à nos intérêts en l'espèce ? Cela mérite une réponse !

Où sont les militants de la cause européenne ?

La FEP contribue à acheter des matériels de remplacements de ceux livrés à l'Ukraine. Ces armes vont rester en service pendant des années dans les armées européennes. Elles sont nécessaires à la protection des États membres et elles ne seront donc pas données aux Ukrainiens. A défaut d'être Européennes, c'est-à-dire, conçues par une R&D performante, produites sans composants étrangers sur notre sol et achetées par les États membres, il est illusoire de parler de « boussole stratégique » et d'autonomie stratégique européenne. Tout le monde sait qu'un avion américain serait cloué au sol à distance en cas de désaccord avec les USA.

Cela vaut également pour la diplomatie, dont la crédibilité et la force reposent sur notre défense. Les Européens veulent la paix et ont des intérêts spécifiques à défendre. Sans indépendance de nos systèmes de défense, nous passerons notre tour. Il faudra assumer devant nos opinions publiques d'avoir privilégié les « jeux de go » économiques avec /contre les USA (et autres) plutôt que d'œuvrer au service du projet humaniste européen qui privilégie toujours la paix comme matrice de l'Europe.

Tout se joue maintenant et pour très longtemps. A défaut d'accepter un rapport de force pour que la FEP soit l'instrument de la souveraineté européenne par notre industrie, nous prendrons 25 à 30 ans de dépendance stratégique. Quelle crédibilité aurons-nous face au discours du Chancelier Olaf Scholz à Prague qui « joue perso » et pense la défense de l'Europe uniquement par l'Allemagne et ses satellites de l'Ostpolitik ?

Aucun baratin géopolitique, déjà si usé sur la notion d'intérêt commun ou partagé entre Européens, ne portera. Nous n'aurons plus aucune raison de financer largement les think tanks et autres centres de recherches qui œuvrent à ces convergences sans succès depuis des années. Le ministère des Affaires étrangères sera réduit à une utilité protocolaire.

Quelle crédibilité ?

De plus, quelle crédibilité aurons-nous face à des États comme la Pologne ou la Hongrie que l'on poursuit en justice pour avoir violé les valeurs européennes et que l'on sanctionne avec le budget européen ? Leur acheter concomitamment des armes non européennes sans aucun contrôle d'usage alors que l'on pouvait en décider autrement aidera-t-il à les ramener dans le respect du droit de l'UE ? Bien entendu, il nous appartient d'aider la Pologne et les pays les plus exposés en cas d'attaques venant de l'est. Comme évoqué ci-avant, la conciliation de nos intérêts économiques avec notre vision géopolitique est une opportunité à saisir. Nous sommes d'accords entre Européens face à la potentialité de la menace russe. Mais nous ne sommes pas en guerre, ce qui d'ailleurs mettrait probablement notre solidarité à l'épreuve.

Pourquoi renoncer à faire bloc ensemble et protéger l'Europe en étant souverains ? Sans cela les risques de dissensions en cas de conflit sont manifestes. Pourquoi la France aiderait-elle un pays européen qui n'a tenu aucun compte de ses intérêts fondamentaux et, de surcroit, ne respecte pas les valeurs de l'UE ? Si la Pologne pense que sa défense sera mieux assurée par les USA, c'est - sans réserve - son droit. Mais alors, pourquoi les Européens devraient-ils être solidaires avec elle via d'autres politiques de l'UE ? La Pologne est, depuis près de vingt ans, le premier bénéficiaire net des transferts financiers entre États membres.

Que l'Allemagne soit piégée par son refus de perdre les investissements colossaux qu'elle a réalisés en Pologne à coup de fonds payés par tous les Européens est une réalité. Mais quid des autres États européens si favorables à l'idée européenne au point même qu'ils refusent d'y défendre leurs intérêts spécifiques ? C'est aussi notre droit - et même notre devoir pour protéger le projet européen - de considérer l'Europe comme un tout. La défense européenne n'est pas la variable d'ajustement d'autres politiques pour que des filières et des États européens « dealent » des intérêts en Europe comme dans le monde.

Si tel est le cas, dont acte ! Suspendons le marché intérieur là où notre économie est menacée. Avec 129 milliards d'euros de déficit en 2021, la France n'a pas grand-chose à craindre à négocier pour rééquilibrer les échanges commerciaux intra-UE avec les budgets de défense. En outre, il n'est pas plus fondé d'arguer de livraisons plus rapides d'armes très performantes depuis les USA ou d'autres États non-européens. Nous produisons en Europe largement aussi vite et bien, en particulier en France, où nous devons soutenir notre industrie.

Enfin, la menace d'invasion par l'armée conventionnelle russe à l'encontre des États membres de l'UE, bien que sérieuse, n'est pas imminente. Les analyses en la matière sont nombreuses et convergentes en ce sens. L'urgence est d'aider l'Ukraine et de nous réarmer collectivement vite en étant souverain.

La FEP « n'est qu'un début, continuons le combat »

Nos gouvernants peinent à intégrer les enjeux de l'intelligence économique et plus globalement à accepter que nous sommes confrontés à une guerre économique. Ils font l'autruche. Il est plus étonnant qu'engagés dans la cause européenne, nos décideurs politiques aient décidé de faire Hara-Kiri à la défense européenne. Enfin pas tout à fait, le sacrifice d'un combattant japonais ayant en règle générale une utilité, même marginale, pour son pays. Avec la FEP, ce n'est même pas le cas.

Et la FEP aura une suite. Les montants sont encore plus conséquents. Après les armes de destruction viendra le temps de la reconstruction. Le futur programme en faveur de l'Ukraine est déjà largement évoqué dans l'UE. Il est fort probable que les contributions financières européennes ne soient pas réservées aux opérateurs européens.

Tous sur le pont !

Qui prépare ce « plan Marshall à la mode UE » pour l'Ukraine en France et au service des intérêts de notre économie ? Il faudra bien plus que la nomination récente et opportune d'un inspecteur général des finances passé par la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) pour répondre à ces enjeux. L'abandon des droits de douane de l'Ukraine vers l'Europe a déjà des conséquences sur notre économie, notamment agricole. Cette disposition sert en premier les investissements étrangers en Ukraine dont on sait qu'ils ne sont pas majoritairement français. Allons-nous laissez filer l'étape suivante ?

Aider le projet européen, le concilier avec les intérêts de notre pays - comme le font les autres États membres, ne consiste pas à former nos étudiants, comme les cadres de nos administrations et de nos entreprises, à devenir les fonctionnaires européens qu'ils ne seront jamais. Dans notre pays qui a tant d'atouts, il faut apprendre à défendre nos intérêts dans et via l'UE. Telle est la condition d'un équilibre entre toutes les nations qui composent l'Europe et en préserve la légitimité.

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Commentaires 5
à écrit le 22/03/2023 à 17:55
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Très pertinent

à écrit le 22/03/2023 à 2:28
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Les Français ne se posent jamais la question de savoir "pourquoi ces autres pays préfèrent les armes américaines" ou "que pouvons-nous faire pour qu'ils veuillent nos armes". Pour cette dernière question, la solution française consiste toujours à pro...

à écrit le 21/03/2023 à 20:07
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C'est parfaitement argumenté du point de vue français . Mais la crédibilité du soutien français ne pèse guère par rapport à celui des US et cela à son prix .

à écrit le 21/03/2023 à 18:41
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Bonjour, a la lecture de cette article, quel sont les griefs... - L'absence de suivie des aides militaire et des financements donner a l'Ukraine... ( Voulut par les usa et nos dirigeants politiques) - Les achats militaire des polonais qui achètent ...

à écrit le 21/03/2023 à 10:39
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Récemment au fil de mes lectures j’osais un certain parallèle entre le Vietnam et l'Ukraine et une phrase sortait de ce grand bazar : "Adieu vielle Europe, que le diable t'emporte" .. Qu'en pensent les diplomates si ça existe encore..

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