Concurrence : échanges d'informations entre concurrents, risque concurrentiel n°1 pour les entreprises  ?

OPINION. Paris-Londres-Bruxelles. Trois capitales européennes et 1 point commun en matière de droit de la concurrence : des autorités (Autorité de la concurrence - Competition & Markets Authority -Commission européenne) très actives et très attentives aux échanges d'informations entre concurrents. Par Me Frédéric Pradelles et Me Stéphane Dionnet*
Frédéric Pradelles et Stéphane Dionnet
Frédéric Pradelles et Stéphane Dionnet (Crédits : DR)

Les récents développements constatés chez ces autorités de concurrence en Europe ravivent des considérations, anciennes, de conformité en matière d'échanges d'informations entre concurrents, notamment lorsque ceux-ci sont indirects. Une infraction qui n'est certes pas inédite, mais que tous les acteurs exerçant une activité économique, et non exclusivement sociale, doivent prendre en compte et face à laquelle ils doivent accroître leur vigilance pour veiller au respect des règles de concurrence. Pour mémoire, l'Autorité de la concurrence française a eu l'occasion de sanctionner neuf pratiques d'échanges d'informations au cours des cinq dernières années.

Comme le soulignent les dernières enquêtes des autorités de concurrence, telle que l'affaire d'entente sur les prix relative aux batteries de démarrage automobiles annoncée par la Commission européenne en novembre 2023 ou celle concernant le bisphénol A menée par l'Autorité de la concurrence française depuis octobre 2021, une pratique anticoncurrentielle d'échanges d'informations peut être appréhendée, et sévèrement réprimée, même lorsqu'elle n'intervient pas directement, mais par l'intermédiaire d'un tiers.

Ce risque est d'autant plus exacerbé aujourd'hui que les lignes directrices en matière d'accords horizontaux actualisées par la Commission européenne en juillet 2023, suivie par la CMA britannique en août 2023 avec ses Guidance on Horizontal Agreements, accordent une attention toute spéciale aux échanges d'informations entre concurrents.

Bien que ces outils fournissent de simples orientations et une clarification nécessaire sur des concepts-clés du droit de la concurrence, les entreprises doivent impérativement saisir toute la portée du risque susceptible de découler des échanges d'informations entre concurrents, qu'ils soient directs ou indirects, et s'efforcer de l'anticiper et de le maîtriser.

Attention au rôle des tiers dans un cartel

Les acteurs économiques sont désormais avertis : les échanges d'informations commercialement sensibles entre concurrents par l'intermédiaire d'un tiers, « tel qu'un prestataire de service tiers, (y compris un opérateur de plateforme ou un fournisseur d'outil d'optimisation), d'une agence commune (par exemple une association professionnelle), d'un fournisseur ou d'un client, ou à travers un algorithme partagé (communément appelés le « tiers ») » (voir §401 des lignes directrices européennes), sont susceptibles d'être sanctionnés en France par les articles L. 420-1 du code de commerce et 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Si une définition de l'intermédiation par un tiers est un aspect positif de prévisibilité pour les entreprises, cette notion recouvre en réalité un large éventail de situations différentes que les entreprises peuvent avoir du mal à identifier. Parmi les exemples classiques de la vie des affaires, il peut s'agir de la situation où un client transmet des informations sur les prix reçus de son fournisseur à un autre fournisseur concurrent afin de négocier des conditions commerciales plus avantageuses ou encore celui où des entreprises concurrentes transmettent des informations à une organisation professionnelle dont elles font parties.

La Commission européenne, qui semble être consciente de la réalité économique à laquelle les différents acteurs économiques sont confrontés, admet, bien que discrètement, qu'en pratique « le droit de la concurrence n'empêche pas les clients de divulguer indépendamment l'offre de prix d'un fournisseur à un autre fournisseur en vue d'obtenir de meilleures conditions commerciales, telles qu'un prix plus bas » (voir la note de bas de page n°269 des lignes directrices européennes).

En revanche, les critères d'application du droit de la concurrence, tels que développés par la jurisprudence et la pratique décisionnelle, demeurent inchangés : il appartiendra toujours aux autorités de concurrence de démontrer un accroissement artificiel de la transparence pour les acteurs économiques, lequel leur permettrait de coordonner leur comportement sur le marché et de réduire l'incertitude stratégique sur ce marché. En pratique, la probabilité que des échanges d'informations commercialement sensibles entre concurrents par l'intermédiaire d'un tiers puissent déboucher sur une pratique concertée, laquelle est une notion définie largement, ou un verrouillage du marché, est surtout fonction des caractéristiques du marché concerné (oligopole, barrières à l'entrée, etc.).

Autrement dit, les acteurs présents sur un marché consolidé, c'est-à-dire fortement concentré avec peu d'acteurs, doivent être particulièrement précautionneux quant à leur comportement concurrentiel.

Comment appréhender ces situations en pratique ? Face à un risque dont les contours sont souvent délicats à cerner, il est important de vérifier précisément la nature des informations commercialement sensibles transmises par l'entreprise, identifier les acteurs qui reçoivent ces informations et, si nécessaire, savoir se distancer promptement et publiquement de la pratique en cause. Une telle position doit d'ailleurs prévaloir dans le cadre d'échanges entre concurrents via un tiers (par exemple, une association professionnelle) ou d'une opération de M&A (le recours à une clean team permettant d'éviter de se retrouver dans une situation embarrassante).

Les annonces publiques unilatérales, une autre situation à risque ?

Par le passé, la divulgation publique d'informations par une entreprise a été regardée comme une situation anodine. Cependant, il s'agit d'un risque qui semble sous-évalué. Pour rappel, cette pratique, qui se fait au moyen d'une annonce publique telle qu'une publication sur un site internet accessible au public ou une déclaration lors d'un évènement ouvert au public ou dans un journal, peut être considérée comme susceptible de faciliter la collusion si elle permet d'afficher les intentions futures de la politique commerciale d'une entreprise.

Même si cela ne ressort pas clairement de ses lignes directrices actualisées, la Commission européenne a considéré dans l'affaire dite des Container Shipping en 2016 que des annonces publiques unilatérales pouvaient constituer une restriction de concurrence par objet. Quant à la CMA britannique, celle-ci énonce expressément dans ses récentes lignes directrices que ce type d'annonces peut être le signe d'un accord anticoncurrentiel sous-jacent ou d'une pratique concertée.

Une situation, pourtant courante, appelant un regain de prudence est celle des earnings/analysts calls organisés régulièrement par les entreprises. Or le rôle de ces parties tierces prend toute son importance lors des présentations de plusieurs entreprises actives dans un même secteur et lorsqu'elles confrontent les dirigeants aux éventuelles déclarations publiques d'augmentation de prix de leurs concurrents afin de savoir s'ils appliqueront ou non une augmentation similaire, voire plus agressive. Le risque est d'autant plus significatif si les entreprises sont présentes sur un marché fortement concentré.

Selon les informations divulguées, une entreprise doit être consciente de la réelle tension existante entre le respect des principes de transparence qui lui incombent vis-à-vis du marché et de ses actionnaires et du droit de la concurrence. Que faire ? La mise en place d'un programme interne de conformité est évidemment nécessaire, tout comme la pédagogie, la préparation systématique des déclarations publiques du management de la société et le cas échéant, une distanciation claire et non équivoque d'une éventuelle pratique litigieuse.

Un équilibre délicat à trouver

Où placer le curseur entre les impératifs de la vie des affaires (objectifs commerciaux, obligations de transparence, obligations fiduciaires...) et le respect des règles du droit de la concurrence qui s'imposent à une entreprise, tant la gestion de certaines situations de communication peut désormais s'avérer délicate ?

D'autant que les autorités de concurrence, souvent friandes d'innovations juridiques (voir par exemple, les récentes enquêtes de la Commission européenne et de l'Autorité de la concurrence française sur les clauses de non-débauchage annoncées concomitamment en novembre 2023), n'hésiteront pas à se saisir pour déceler si ces pratiques recèlent ou non des violations du droit de la concurrence.

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(*) Frédéric Pradelles, avocat associé du bureau de Paris de McDermott Will & Emery, et Stéphane Dionnet, avocat associé du bureau de Bruxelles de McDermott Will & Emery.

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Commentaires 2
à écrit le 20/12/2023 à 14:42
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Toute concurrence ne fonctionne que s'il y a une consommation en bout de course ! ;-)

à écrit le 20/12/2023 à 9:16
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Surtout qu'avec la numérisation de l'économie et son passage obligé par internet il faut d'abord et avant tout donner le droit de propriété de ses données à l'internaute, c'est la seule solution afin de pouvoir mettre en place un système qui ne sera ...

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