« Connaissez-vous la théorie des climats ? » (Géraldine Mosna-Savoye)

CHRONIQUE - Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. « Connaissez-vous la théorie des climats ? » est issu de T La Revue N°12 - « Climat : Et si on changeait nous aussi ? », actuellement en kiosque.
(Crédits : DR)

J'imagine que vous connaissez bien sûr « le climat » (surtout après la lecture de ce numéro), mais connaissez-vous « la théorie des climats » ?

Cette théorie est assez simple : elle explique comment les températures plus ou moins élevées, plus ou moins chaudes, agissent sur notre humeur. Aujourd'hui, on pourrait appeler ce phénomène de la météo-sensibilité. Mais à l'Antiquité et jusqu'au XVIIIe siècle, c'était tout simplement la théorie des climats.

Tout simplement, voire trop simplement, pourriez-vous me dire : s'il s'agit uniquement d'affirmer que nous sommes soumis au temps qu'il fait, avait-on vraiment besoin d'une théorie pour le savoir ? Pas besoin de théoricien ou de météorologue pour m'apercevoir qu'un ciel gris me rend monotone ou qu'un rayon de soleil produit en moi un sentiment de légèreté.

Évidemment, si la théorie des climats n'était que cela, ce serait trop simple. Pourquoi attribuer à la couleur du ciel mon état sentimental ? Dois-je forcément déduire des prévisions météo mon état du lendemain ? Et surtout, d'où accepter que, face aux températures, je n'aie aucune volonté ? Évidemment, non. Ce serait vraiment trop simple.

Pourtant, en 1748, quand paraît son œuvre magistrale, L'Esprit des lois, Montesquieu ne sait peut-être pas qu'il marquera les esprits non seulement par sa nouvelle conception des lois... mais aussi par sa théorie des climats ! Car c'est bien à lui que l'on doit la version la plus aboutie de cette philosophie.

Tout au long des 31 livres qui composent cette œuvre, il défend une thèse originale : les lois, selon lui, ne sont pas seulement le fruit de principes abstraits sur le juste ou l'injuste, le légitime ou le légal, mais le résultat d'un ensemble de facteurs particuliers dans lequel elles naissent.

Régime politique, situation géographique, histoire et pratiques culturelles constituent autant de données qui façonnent nos manuels de droit, nos constitutions ou nos règlements. Et le climat, contre toute attente, en fait partie. Vous me diriez encore : quel rapport entre la température et le choix de telle ou telle législation ? Entre la météo et notre organisation sociale et politique ?

Le rapport au pouvoir. Aussi banal qu'un ciel gris insufflant un goût amer dans notre bouche, la chaleur ou le froid ressentis, nous dit Montesquieu, agissent sur nos nerfs et nous rendent plus ou moins fermes, plus ou moins lâches, face à l'autorité.

Le philosophe ne mâche d'ailleurs pas ses mots contre l'air chaud ! Coupable d'affaiblir les individus, il serait le tyran par excellence : « La chaleur du climat peut être si excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l'abattement passera à l'esprit même ; [...] la paresse y sera le bonheur ; la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir, que l'action de l'âme ; et la servitude moins insupportable, que la force d'esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même. »

Lire ces lignes aujourd'hui produit un étrange sentiment : Montesquieu aurait-il fait du climat la donnée déterminante de nos mœurs ? Et aurait-il entériné par là même les pires clichés sur les pays chauds ? Loin de là... Car, chez lui, le climat n'est qu'un élément parmi d'autres, et de plus, un élément que l'établissement des lois permet précisément de corriger.

La nature ne triomphe pas sur nos caractères, ce sont nos caractères aidés de morale et de lois qui en triomphent. Encore heureux ! De la même manière qu'un ciel gris (pour filer l'exemple) influence notre humeur sans pour autant décider de nos actions, chaleur ou froid ne sont pas des fatalités. Mais, dès lors, comment triompher ? Comment reprendre le dessus sur ce climat qui nous enveloppe, qui nous accompagne et que nous ne choisissons pas ?

C'est tout le problème qui se pose en creux : reprendre le dessus, d'accord, mais comment ? ne pas se laisser abattre, oui, mais en faisant quoi ? triompher du climat, encore oui, mais avec quelles lois ? Et d'ailleurs, et surtout... est-ce une bataille ? Telle était la question : être ou ne pas être soumis au climat. Mais est-ce aussi simple, encore une fois ?

Entre la fatalité d'une chaleur qui nous tombe dessus et nous condamne à la passivité et la tentation de réduire cette chaleur à une simple donnée, négligeable, secondaire, n'y a-t-il pas une autre voie ? Telle est désormais notre question.

Surmonter les effets du temps se résumait jusque-là à « se faire comme maître et possesseur de la nature » (pour reprendre les mots d'un autre philosophe, cette fois-ci, Descartes). La volonté pouvait tout, même arrêter les vagues climatiques de l'âme, armée, c'est vrai, d'un bon radiateur ou d'une climatisation. Mais à quel prix... Car triompher de la chaleur n'a pas rendu le climat plus doux, mais plus chaud encore ! Qu'aurait alors dit Montesquieu face au réchauffement ? Et qu'aurait-il pensé de l'éco-anxiété ? Véritable comble, car plus on a cru maîtriser le climat et faire comme s'il n'existait pas, plus celui-ci s'est imposé à nous. Et continue à le faire.

Il y a pourtant une lueur d'espoir et qui pourrait, j'en suis sûre, surprendre les adeptes de la théorie des climats : et si la chaleur ne nous rendait pas mous mais plus lucides ? Et si le réchauffement climatique ne nous abattait pas, ne nous ôtait pas toute force et ne faisait pas de nous des esclaves, mais bien au contraire, des individus alertes ? Et si la théorie des climats n'était pas fausse mais allait seulement dans un mauvais sens ?

Oui, le climat a bien un effet sur nous... mais contrairement à ce que disait Montesquieu : ce n'est peut-être pas le chaud qui nous a ramollis, mais le froid qui nous a engourdis. On a paressé sous la fraîcheur, mais voici les températures qui montent, obligés de s'éveiller enfin.

Oui, la théorie des climats a quelque chose de désuet, mais du rayon de soleil qui nous réchauffe le cœur au réchauffement climatique qui nous catastrophe, elle contient cette simple leçon : le temps est toujours plus que le simple décor de nos journées !

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T La Revue n°12

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