De « Stop Covid » au big data : de grands projets à l'abri des regards

POLITISCOPE. Le projet « Stop Covid » pour retracer les "cas contact" est devenu en peu de temps une véritable usine à gaz suscitant ironie et polémiques. La centralisation des données médicales par l'Etat est en réalité le vrai débat à ouvrir. Cette manne de data suscite de nombreuses convoitises.
(Crédits : Reuters)

Article actualisé le 25 mai à 18h00 avec une "précision" de Sébastien Soriano.

Le slogan, créé par la communication gouvernementale en plein choc pétrolier en 1974, est encore dans toutes les têtes : « En France, on n'a pas de pétrole, mais on a des idées » ! Par certains aspects, la crise du covid-19 que nous traversons depuis plusieurs mois a fait réapparaître ces mantras faciles à retenir, dont les gouvernants ont tendance à user et à abuser. Le lancement en fanfare, par le secrétaire d'Etat au numérique, Cédric O, de l'application « Stop Covid », en est le dernier exemple. Confronté à de multiples problèmes techniques et organisationnels, le jeune ministre doit gérer de nouveaux retards, et se trouve désormais dans « une impasse », juge sévèrement un entrepreneur de la « tech » bien connu à Paris : « Résultat, le gouvernement qui devait déjà répondre à de nombreuses questions des Français face à ses insuffisances, et notamment les principales "où sont les masques ?", "où sont les tests ?", est désormais sommé de répondre à la suivante : "quand est-ce que Stop Covid sort ? », ironise notre interlocuteur.

Une situation d'autant plus dommageable que les théoriciens du macronisme avaient mis en avant depuis 2017 les notions « d'efficacité » et « d'expertise ». Finalement, le « débat » autour de l'application de « tracking » des personnes malades de la Covid-19 a été renvoyé à la toute fin mai. Car, au final, Macron, comme Philippe, n'ont guère apprécié le forcing exercé par leur secrétaire d'Etat. D'ailleurs, le Premier ministre avouait le 28 avril devant des députés ne rien comprendre au sujet, comme l'a rapporté Le Canard Enchaîné cette semaine : « Je serais bien en peine de vous dire comment l'application fonctionne (...) Le débat est prématuré ».

Les deux têtes de l'exécutif n'ont pas été les seuls à être échaudés par la séquence. Le petit monde du numérique français a également multiplié les critiques, au point qu'une note anonyme circule entre ses acteurs contre ce projet. Intitulé « les aventures du club des cinq au pays de Covid », le libelle un brin potache déplore la « quintessence de l'entre soi numérique français », et vise principalement certains anciens des cabinets de Fleur Pellerin et d'Axelle Lemaire, qui « se sont engagés dans la campagne En Marche ! » et qui auraient fait « main basse sur le projet stop Covid ». Parmi eux, Cédric O, devenu secrétaire d'Etat au Numérique, Aymeril Hoang, ex-directeur de cabinet de Mounir Mahjoubi, qui a intégré début mars le premier conseil scientifique sur la Covid-19, mais aussi Sébastien Soriano, le président de l'Arcep (le régulateur des télécoms), Bertrand Pailhès, désormais patron de l'innovation à la CNIL, et Bruno Sportisse, à la tête de l'INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique), institution chargé de coordonner le projet « Stop Covid ».

Par l'intermédiaire du service de communication de l'Arcep, Sébastien Soriano nous fait savoir "ne pas avoir participé à la campagne d'En Marche !". Dont acte. Son amitié pour Cédric O est néanmoins de notoriété publique, comme l'a souligné Libération dans un récent portrait consacré au secrétaire d'Etat au Numérique.

Il est vrai que, dès le 18 mars, Aymeril Hoang participait à la rédaction d'une note intitulée « S'inspirer de l'exemple de la Corée du Sud : pour sortir de la crise en France et en Europe », dans laquelle la solution des logiciels de tracking était posée. Et l'une des anciennes collaboratrices de Sébastien Soriano à l'ARCEP, Laura Létourneau, est devenue il y a quelques mois « déléguée ministérielle au numérique en santé ». Elle est par ailleurs l'auteure d'un ouvrage publié aux éditions Armand Colin, au titre évocateur : « Ubérisons l'Etat ! Avant que d'autres ne s'en chargent ».

Dans ce registre, il est donc étonnant de constater que le projet « Stop Covid » est devenu en si peu de temps une véritable usine à gaz. Au point qu'Apple et Google ont fini par abandonner les discussions avec le gouvernement français. Les deux géants américains proposaient des applications sur le modèle du protocole DP3T, proposé par des chercheurs européens, qui se passe d'un fichier centralisé pour fonctionner. Tout l'inverse du cahier des charges du gouvernement français qui souhaite promouvoir un modèle centralisé permettant l'analyse épidémiologique des data ainsi rassemblées. Si l'INRIA assure avoir ajouté des gardes fous, ils sont nombreux, parmi les spécialistes français du numérique, à douter du respect effectif des libertés publiques selon ce protocole, et s'interrogent également quant aux risques de fuites massives issues d'un fichier centralisé.

La centralisation des données médicales par l'Etat est en réalité le vrai débat à ouvrir. D'autant que « Stop Covid » n'est pas le seul projet du gouvernement dans ce domaine à poser question. Ainsi, l'arrêté du 21 avril 2020, publié au JO du 22 avril, autorise le groupement d'intérêt public « Healh Data Hub », la plateforme française de centralisation des données de santé de la population, et la CNAM à recevoir des données en lien avec l'épidémie du Covid-19, et à croiser ses données. Dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, le gouvernement autorise donc le déploiement anticipé de ce « Health Data Hub » pourtant fermement combattu par de nombreux médecins et professionnels de santé.

Autre interrogation majeure : les pouvoirs publics ont fait le choix, dans le cadre d'un appel d'offres, de confier l'hébergement de cette plateforme si sensible à l'américain Microsoft, qui sera tenu de respecter la loi américaine laquelle l'oblige à se plier à toute demande du gouvernement des Etats-Unis visant à accéder aux informations stockées !
A l'heure où le président de la République évoque dans ses nombreux discours la nécessité de retrouver une « souveraineté industrielle » et une « souveraineté sanitaire », ce choix interroge. Et scandalise au-delà de nos frontières, jusqu'au lanceur d'alerte Edward Snowden qui a écrit, mardi soir, ce tweet en français : « Il semble que le gouvernement français capitulera face au cartel du Cloud et fournira les informations médicales du pays directement à Microsoft ». Ajoutant, avec ironie : « Pourquoi ? C'est plus simple ». La situation est d'autant plus sensible qu'en France, notre modèle d'Etat centralisé a amené le ministère de la santé à produire des outils centralisés et extrêmement efficaces de statistiques. Forcément, cette manne de data suscite de nombreuses convoitises. Plusieurs sociétés spécialisées ont ainsi monté le « collectif CoData », dont le slogan est sans ambiguïtés : « déconfinons les données pour répondre à la crise ». Mais à quel prix ?

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Commentaires 6
à écrit le 23/05/2020 à 20:13
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Avec internet être à l'abri des regards devient compliqué, cela ne change rien ils font quand même ce qu'ils veulent mais nous commençons à mieux voir le système dans lequel on évolue.

le 24/05/2020 à 11:13
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Oui pour moi nous entrons dans le vif du sujet! Je ne crois pas un instant dans l'échiquier mondial que tout ces présidents, autoritaristes, impotents et tentant de s'approprier économiquement le pays, permet de comprendre aussi le pas qui a été fran...

le 25/05/2020 à 9:59
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Ils veulent toujours aller plus vite mais sans pouvoir regarder où ils vont il est obligé qu'ils se prennent violemment des murs régulièrement.

à écrit le 23/05/2020 à 15:39
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Les grands projets à l'abri des regards sont désormais connus, et en cours : surveillance, traçage, flicage, contrôle des populations et élimination des oppositions. Plus c'est numérique, plus c'est facile, avec le croisement et l'analyse des donn...

à écrit le 23/05/2020 à 12:24
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Les usines à gaz, c'est typiquement français ! Dommage qu'elles ne favorisent pas l'emploi, c'en serait fini du chômage !

à écrit le 22/05/2020 à 17:50
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Mais P....n! On n'en a pas besoin de Stop Covid. Ça ne sert à rien et ça coûte"un pognon de dingue". Marre de cette psychose sanitaire, sécuritaire, des applications "couillonades". Ras le bol du numérique qui entend gérer nos vies, encadrer nos lib...

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