"Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que… tu manges"

Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. " Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que… tu manges" est issu de T n°8 "Du champ à l'assiette - Mieux produire pour bien manger", actuellement en kiosque).
(Crédits : Istock)

En 1825, date de publication de la Physiologie du goût, l'avocat et gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin (dont la postérité tient plus au fromage nommé en son honneur qu'à la profondeur de son palais !) n'avait sûrement aucune idée du succès que remporterait le quatrième aphorisme de son œuvre : « Dis-moi ce que tu manges : je te dirai ce que tu es ».

Dite et redite, de conversations en couvertures de magazine, façon trait d'esprit ou mantra bien-être, la formule restée célèbre, en a évidemment pâti. Peut-être avez-vous ainsi plus souvent vu et lu : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai QUI tu es », comme si l'alimentation ne révélait plus uniquement de quoi nous sommes faits, mais mieux (ou pire) : notre identité.

Brillat-Savarin, c'est vrai, entendait bien établir une distinction de nature entre les animaux (qui « se repaissent »), l'homme (« qui mange ») et l'homme d'esprit (« qui seul sait manger »), autrement dit : entre ceux qui se nourrissent sans y penser et ceux qui pensent en se nourrissant. Mais entendait-il pour autant voir dans l'alimentation la marque de notre singularité ?

Pour tout dire, il y aurait déjà de quoi développer des lignes et des lignes sur l'entreprise de Brillat-Savarin : à quoi ressemble un savoir strict de la nourriture (ce qui est l'enjeu de la gastronomie qu'il a inventée) ? Est-ce une science ou un art ? Une question de goût ou de préceptes ? D'esprit ou de conditions matérielles, économiques et sociales ?

Mais plus frappant encore me semble ce glissement du « que » au « qui ». Car oui, comment est-on passé de la nourriture comme révélatrice de ce que nous sommes (en tant que corps, statut, substance) à révélatrice de qui je suis (en tant que sujet) ?

Le geste de Brillat-Savarin était pourtant déjà fort : en prétendant élaborer une telle science, il postulait que manger ne relevait pas seulement de la nécessité de combler un estomac mais d'un choix exprimant quelque chose de sa condition. Autrement dit, avec lui, apparaissait l'idée que se nourrir consistait tout autant en un mouvement intérieur (d'incorporation) qu'en un mouvement extérieur (d'exposition).

Mais, désormais, s'alimenter revient en plus de vivre, à s'affirmer, à soutenir « je mange donc je suis ». C'est dire le rôle de l'alimentation dans nos sociétés et la fonction qu'on lui impose. Manger sans y penser, sans s'interroger, sans se questionner, n'est plus seulement frappé du sceau du manque d'esprit mais du manque de conscience.

 D'où vient ce légume ? Comment a-t-il été cultivé ? Comment est-il arrivé dans mon assiette ? Pourquoi lui, et pas un autre ? En accompagnement ou avec plus ou moins de viande ? Avec du beurre ou de l'huile d'olive ? Des épices ou nature ? À la vapeur ou à la poêle ? Cru mais coupé comment ? En sauce et laquelle ? Etc.

Chacun d'entre nous en conviendra : s'alimenter en dit long sur notre conscience à la fois politique, culturelle et individuelle. Mais manger sans penser, est-ce forcément ne pas en avoir ? Est-ce forcément être inconscient ? Dépourvu de convictions quant aux enjeux économiques, écologiques, politiques ou gastronomiques ?

Est-ce tomber du côté de l'homme sans esprit, voire de l'animal (comme semblait le soutenir Brillat-Savarin) ? Et manger sans penser, est-ce aussi et enfin ne rien dire de soi, ou n'avoir rien à dire de soi, ou dire quelque chose de soi malgré soi (et en l'occurrence pas quelque chose de valorisant) ?

C'est ici que vient donc le moment de ma confession : je mange sans y penser, ou du moins j'y pense sans en penser quelque chose. J'ai bien sûr des préférences, des habitudes, des opinions, mais elles ne sont pas élaborées, elles sont sues mais ne relevant pas d'un savoir, connues sans s'inscrire dans une connaissance, conscientes mais pas « conscientisées ».

Ce n'est pas que je nie la dimension culturelle, sociale, économique et politique de l'alimentation, mais je refuse (sans qu'il s'agisse d'une revendication) d'en faire quelque chose de moi. Ou, plus précisément, je refuse d'en faire quelque chose qui énonce, en quelques mets et goûts, qui je suis. Qui me définisse.

Ce n'est pas la peur de l'essentialisation qui m'anime, ni celle du déterminisme. Autrement dit, aucune crainte du côté de l'enfermement ou de l'aliénation mais plutôt le rejet qu'un acte simple, caractéristique de tous les êtres vivants, devienne une affirmation de ma subjectivité intime.

Évidemment qu'en mangeant telle ou telle chose, j'exprime ma condition humaine et sociale. Évidemment que je ne mange pas comme un chat ni comme un grand chef cuisinier. C'est d'ailleurs tout le paradoxe soulevé par l'alimentation : comment pourrait-elle dire à la fois quelque chose de moi sans exposer, signifier, révéler quelque chose de moi ? Comment pourrait-elle dire où je me situe dans un champ (social) sans dire qui je suis dans mon espace (intérieur) ?

Au fond, le problème n'est pas tant de déduire qui je suis à travers mon alimentation mais de réduire l'alimentation non plus aux aliments en tant que tels mais à moi. Contre toute attente, l'alimentation ne concerne donc plus les aliments... mais nous-mêmes ! Car dorénavant, on ne s'alimente pas, on se « nourrit », on incorpore, on se fabrique, on se cultive à travers le moindre carré de chocolat.

Et ce moindre carré de chocolat ne satisfait pas qu'une envie mais fait de moi une « accro au chocolat », coupable de se laisser aller. De la même manière, manger presque uniquement des légumes pourra facilement me cataloguer du côté des « végétariens ». Ou au moins, dans la catégorie des mangeurs « sains ». Imaginez si je n'aimais que le McDonald's.

Comment dès lors revenir à une alimentation des aliments et non plus de la nourriture ? Comment quand on se demande « d'où vient ce légume ? », ne plus d'emblée s'inquiéter pour soi, sur ce qu'ingérer un tel produit peut me faire, mais sur le produit lui-même ?

Quelle a été sa vie ? Comment a-t-il été cultivé, lui ? Que puis-je en dire ? Et si on changeait donc le célèbre aphorisme de Brillat-Savarin : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai... ce que tu manges », et même « QUI tu manges » ?

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Retrouvez les « Carnets de Philo » de Géraldine Mosna-Savoye du lundi au vendredi à 8 h 50 sur France Culture.

Dernier ouvrage paru, Carnets de philo, pour triompher du quotidien, (Éditions Michel Lafon, 2021)

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Article issu de T La Revue n°8 - "Du champ à l'assiette - Mieux produire pour bien manger ?" Actuellement en kiosque

Un numéro consacré à l'agriculture et l'alimentation, disponible chez les marchands de presse et sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue

T La Revue n°8

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Commentaire 1
à écrit le 19/03/2022 à 9:48
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Dès l'antiquité, dès les premiers philosophes et le début de la médecine ces premiers ont émis de nombreux doutes sur celle-ci affirmant en chœur que la santé est dans l'assiette d'abord et avant tout. C'est une profonde vérité, attention cela ne veu...

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