Electricité : faire coexister prix de marché et prix réglementé ?

Les pouvoirs publics ont toutes les peines à faire coexister de façon cohérente l'électricité vendue au prix du marché et celle dépendant d'un tarif administré. La meilleure solution serait de supprimer purement et simplement les prix administrés. Par Claude Crampes et Thomas-Olivier Léautier, TSE

Depuis une vingtaine d'années, les réformes du marché de l'électricité se sont succédé, en France et ailleurs. Les pouvoirs publics peinent visiblement à trouver la « bonne » architecture de l'industrie. Parmi les multiples raisons qui expliquent l'instabilité institutionnelle du secteur, on trouve en bonne place, en France plus qu'ailleurs, la tentation pour les pouvoirs publics de concilier prix de marché et tarifs administrés.

Du monopole public au marché

Jusqu'à la fin des années 1990, l'industrie électrique française était très largement monopolistique. EDF, établissement public, vendait de l'électricité à ses clients à un tarif fixé par les pouvoirs publics. Ce modèle était partagé par la plupart des autres pays. Il subsiste dans certaines régions du monde. Dans cette configuration, le tarif réglementé couvre les coûts complets de production, transport, distribution, et commercialisation de l'électricité. Ceux-ci étant relativement stables dans le temps, les tarifs payés par les consommateurs évoluent en général assez peu d'une année sur l'autre. Ils augmentent par exemple si les prix des combustibles augmentent, et si l'entreprise régulée investit plus qu'elle ne déprécie d'actifs.

Le prix s'établit désormais sur les marchés de gros

L'ouverture des marchés de l'électricité européens, mise en œuvre depuis la directive 96/92/CE , a séparé le transport et la distribution, qui demeurent des monopoles régulés, des activités de production et de fournitures qui sont concurrentielles. Il importe donc de séparer le prix des megawattheures, qui est l'objet de ce billet, du coût de leur acheminement. L'ouverture des marchés introduit une nouvelle référence pour la valeur des megawattheures: le prix qui s'établit sur les marchés de gros. Le marché principal est celui du lendemain : chaque jour, vendeurs et acheteurs se rencontrent, et déterminent le prix auquel les premiers vendent aux seconds des megawattheures pour chaque heure du lendemain.

Un produit non stockable

Progressivement, se développent aussi des marchés à terme, pour la semaine ou le mois à venir, et des marchés intra-journaliers. L'électricité étant différente des matières premières en ce qu'elle n'est pas stockable, les marchés de l'électricité ne sont pas structurés comme ceux du pétrole. Dans certains pays sont créés des marchés pour les services auxiliaires, en particulier les réserves nécessaires pour préserver l'équilibre offre-demande instantané du système électrique, alors que dans d'autres ces réserves sont achetées par appels d'offre lancés par le gestionnaire du système. Malgré ces différences, le marché de gros de l'électricité obéit aux mêmes lois que les autres marchés : le prix augmente quand la demande augmente et l'offre baisse.

La demande servie au coût le plus bas

Un des grands succès de la « libéralisation » des marchés européens de l'électricité a été la création d'un marché de gros intégré sur l'ensemble de la plaque continentale. Aujourd'hui, un producteur allemand peut vendre ses megawattheures à un client français, garantissant ainsi que la demande des citoyens de l'Europe est servie au coût le plus bas, étant donnés les parcs de production installés. Cette construction a pris une vingtaine d'années, et reste encore à parfaire. Mais il s'agit d'un indéniable succès.


Du prix au tarif et du tarif au prix

Deux mécanismes de détermination du prix des megawattheures co-existent aujourd'hui: les règles administratives et le marché. De cette dualité proviennent les péripéties dans l'organisation de l'industrie électrique française, dont l'histoire récente peut se lire dans la courbe des prix ci-dessous :

prix électricité

Au début des années 2000, à gauche du graphique, le marché européen est en légère surcapacité. Les prix des combustibles sont bas (en 2001, le baril de Brent s'échange en moyenne à $ 23.12), les prix de gros de l'électricité sont inférieurs au coût complet de production, donc inférieurs au tarif réglementé. Les consommateurs industriels français, seuls autorisés à changer de fournisseur à cette époque, optent donc pour des offres indexées sur le prix de marché. La situation se retourne entre 2004 et 2006: la demande et les prix des énergies fossiles augmentent, certains moyens de production d'électricité sont fermés en Allemagne, donc les prix de gros montent. Pour protéger les industriels « sortis du tarif », le gouvernement français met en œuvre à compter du 1er Janvier 2007 un tarif réglementé transitoire d'ajustement du marché, plus connu par son acronyme, le TaRTAM.

Une aide d'État

Initialement, le TaRTAM devait être en vigueur durant seulement deux années. Las, les prix de gros de l'électricité continuent de monter. Fin 2008, le prix de gros est significativement supérieur au coût complet, donc au tarif réglementé. L'Etat français vend donc aux industriels établis en France l'électricité à un prix inférieur à sa valeur de marché, par l'intermédiaire d'EDF, entreprise dont il détient 85% du capital. Il s'agit d'une aide d'Etat, et une enquête est ouverte par la Commission européenne.

En octobre 2008, les pouvoirs publics chargent une commission, présidée par Paul Champsaur, de proposer une solution à ce problème sans que la facture des consommateurs n'augmente. La commission Champsaur résout la quadrature du cercle : elle suggère qu'EDF vende à ses concurrents l'électricité produite par ses réacteurs nucléaires installés à un prix déterminé administrativement. Cette proposition est mise en œuvre par la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (NOME), promulguée en décembre 2010. Un nouvel acronyme fait son apparition dans le glossaire électrique déjà riche : l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH). Son prix, déterminé administrativement, devient le pivot de la compétitivité des concurrents d'EDF dans la vente aux consommateurs finals. Il est prévu qu'il devienne le pivot du tarif réglementé de vente à partir de 2016. Etant donné l'importance du prix de l'ARENH, il n'est pas surprenant que sa détermination ait fait l'objet de longues discussions.
A partir de 2011-2012, le système européen est en surcapacité, et les prix de gros baissent. En France, le prix de gros reste proche du niveau de l'ARENH durant toute l'année 2014, puis passe finalement en dessous à la fin de l'année. Le nouveau tarif réglementé proposé par le gouvernement fin Octobre 2014 tire parti de cette configuration : l'objectif affiché n'est plus la couverture des coûts de l'opérateur, mais une comparabilité avec le marché. Inclure le prix de marché dans la formule de détermination du tarif permet d'en limiter la hausse. Finalement, le prix de gros restant en dessous du prix de l'ARENH, les ventes de celles-ci se sont effondrées en 2015 .

Comment faire coexister les tarifs réglementés et le prix de marché?

Cette chronologie simplifiée illustre parfaitement le problème auquel fait face le gouvernement français : comment faire co-exister des tarifs réglementés de vente d'électricité reflétant les coûts historiques, donc relativement stables, avec les prix de marchés de l'électricité, qui sont eux nécessairement cycliques ? Lorsque les premiers sont au-dessous des seconds, les consommateurs demandent des tarifs règlementés, tandis que les mêmes consommateurs s'approvisionnent sur le marché lorsque celui-ci est plus avantageux que le tarif réglementé. Le problème n'est évidemment pas limité à la France. Aux Etats-Unis, certains États, en particulier dans le sud-est, ont conservé des tarifs réglementés, alors que d'autres, par exemple dans le nord-est, ont adopté une logique de marché. Lorsque le prix dans les États restructurés est plus élevé, ou augmente plus rapidement que dans les États réglementés, les consommateurs regrettent amèrement de s'être lancés dans l'aventure, tandis qu'ils en sont satisfaits dans le cas inverse.

Quelles solutions?

De quelles solutions disposent les pouvoirs publics pour résoudre ce problème ?
Le plus simple est évidemment d'abandonner purement et simplement les tarifs réglementés de vente de l'électricité. Les fournisseurs en concurrence offriront une diversité de contrats à leurs clients : certains offriront des prix fixes pendant plusieurs années, d'autres une différenciation pointe/hors-pointe, etc.

Le gouvernement français a adopté cette position pour les consommateurs industriels, commerciaux et tertiaires (environ 60% des megawattheures consommés en France). Le défi politique est double : à court-terme, il faut expliquer aux électeurs que le prix de l'électricité, comme celui de l'essence, des billets d'avion, du pain et des tomates est déterminé par l'équilibre offre-demande sur le système électrique européen, et non par un groupe de fonctionnaires, si bienveillants soient-ils. En parallèle, il faut résister aux pressions permanentes des différentes classes d'utilisateurs, qui réclament des subventions et des dérogations à l'application du prix de marché. Les subventions demandées par les électro-intensifs, discutées dans un billet précédent, sont un excellent exemple.

Une difficulté de la suppression de tarifs réglementés est que certains consommateurs, pour des raisons diverses, ne souhaitent pas choisir activement leur fournisseur, et sont parfaitement satisfaits de ne rien changer. Une solution, adoptée par plusieurs États américains, est de mettre en œuvre une offre de fourniture d'électricité « par défaut », dans laquelle sont enrôlés les consommateurs qui ne changent pas de fournisseur. L'opérateur historique est chargé d'organiser des appels d'offres pour remplir cette obligation.
Une autre possibilité est de maintenir un tarif réglementé de vente, mais de l'aligner non plus sur les coûts, mais sur les prix de gros. En pratique, le régulateur indépendant détermine le prix de gros moyen des megawattheures fournis aux clients, et utilise ce chiffre pour calculer le tarif réglementé. Cette solution pose quelques problèmes techniques. Par exemple, quel prix de gros utiliser : le prix à terme de l'année à venir ? ou la moyenne des prix à terme pour prendre en compte les stratégies de couverture ? Quel profil de charge retenir ? La fourniture d'un client consommant essentiellement en pointe étant plus coûteuse que pour un client consommant essentiellement hors pointe, il faut déterminer le profil de demande moyen des clients demeurant au tarif réglementé de vente. Ces solutions ne posent pas de difficultés insurmontables, mais elles requièrent un travail réglementaire détaillé.


Crédibilité des engagements

Plus difficile est la capacité pour les pouvoirs publics à s'engager à respecter la règle une fois qu'elle est arrêtée. L'exemple du gaz naturel est frappant : les pouvoirs publics français ont refusé à plusieurs reprises d'accorder à GdF les augmentations de tarif prévues par la formule d'indexation qu'ils avaient développée, ce qui a conduit à de nombreux contentieux. Depuis mai 2013 , un nouveau mécanisme est mis en place : chaque premier juillet, les pouvoirs publics déterminent la formule d'indexation du tarif réglementé de vente aux conditions de marché. Durant l'année, les valeurs utilisées pour le calcul sont révisées chaque mois.
Le cas du gaz naturel suggère que les gouvernements seront tentés de réviser la formule de calcul du tarif de l'électricité, qui inclut aujourd'hui une part de prix de gros, lorsque celui-ci repassera au-dessous des coûts complets.
En parallèle, quelle que soit l'approche retenue, les pouvoirs publics peuvent s'employer à limiter les amplitudes du cycle, c'est à dire à coordonner les anticipations et les investissements des producteurs, afin de limiter la sévérité des périodes de sur- et de sous-capacité. C'est un des objectifs des mécanismes de capacité, dont un billet précédent a discuté les intérêts et les inconvénients.
* * *
La quasi-impossibilité de faire coexister harmonieusement prix de marché et tarifs réglementés illustre deux difficultés qui réduisent l'impact des politiques publiques, et dont ce blog a déjà parlé. Premièrement, la politique conduit souvent à des solutions de compromis; malheureusement combiner un peu de marché et un peu de réglementation ne produit pas systématiquement un résultat satisfaisant. Souvent il faut savoir choisir, et justifier son choix. Deuxièmement, les pouvoirs publics peuvent difficilement prendre des engagements, c'est à dire être crédibles lorsqu'ils promettent de suivre une règle. Ils seront tentés ex post de modifier la règle, afin de tirer parti de l'évolution des conditions de marché. Anticipant les promesses non tenues, les investisseurs sont hésitants à investir pour fournir les services attendus à la suite des décisions de politique économique.
L'expérience montre que les pouvoirs publics seront incapables de surmonter ces deux difficultés. La disparition pure et simple des tarifs réglementés de vente accompagnée de contraintes à caractère social dans les offres commerciales semble donc être la meilleure solution.

Plus d'informations sur le blog de TSE

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Commentaires 10
à écrit le 17/06/2015 à 3:41
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comme ça (comme pour presque toutes les rentes de connivence qui sont aujourd'hui les maitres du jeu économique) après avoir financé les investissements et les montages équivoques on va maintenant payer plein pot chez tout le monde. Qui sait par exem...

à écrit le 16/06/2015 à 17:23
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Ce que disent nos deux compères est primordial. Qui est capable d'en discuter? Les politiques sont incompétents et nos économistes n'ont pas été formés pour cela. Il est urgent d'en parler avant la COP21

à écrit le 16/06/2015 à 15:27
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Tout et son contraire Il faut assumer ses choix. A partir du moment ou la France à participé à l'ouverture du marche de l'énergie à la concurrence, on ne peut refuser la confrontation "echnico-économique. Les tarifs réglementés, même s’ils offrent ...

à écrit le 16/06/2015 à 13:30
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Je site Benjamin Dessus:"le fonctionnement naturel d'un marché des produits énergétiques est bien incapable de faire évoluer le système énergétique vers l'optimum...."

à écrit le 16/06/2015 à 13:25
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Une solution encore meilleure consiste à basculer la fiscalité du travail sur la fiscalité énergétique. Est-ce si difficile à comprendre? Il faut demander à Nicolas Hulot et à Jean Tirole.

à écrit le 16/06/2015 à 13:07
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Et oui , prix marchés et tarif réglementés, ne peuvent cohabiter, exactement comme communisme et capitalisme. Si le prix public est plus élevé que le prix de marché, le consommateur est lésé. Si le prix de marché plus elevé que le prix Public, l'...

le 16/06/2015 à 19:17
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Exact, 20/20 pour BBE! Il a tout compris mon ami. Je suis 100% d'accord. Tarif marché = escroquerie des requins de la finance= travail contre les intérêts de français! Cordialement.

à écrit le 16/06/2015 à 13:00
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Le consommateur lambda moyen n'y comprend plus rien et ne sait pas quel opérateur est le plus intéressant à un instant donné. Et comme cela change constamment, on reste chez le même. Les contrats pour des durées définies ne facilitent en rien les cho...

à écrit le 16/06/2015 à 12:38
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"La disparition pure et simple des tarifs réglementés de vente accompagnée de contraintes à caractère social dans les offres commerciales semble donc être la meilleure solution." Cette disparition fera inexorablement monter les prix, des ententes il...

à écrit le 16/06/2015 à 11:45
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Le pouvoir public sera là pour réagir au manquement des acteurs privés qui ont d'autres intérêts!

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