L'emploi américain, « trop bon » pour être honnête

OPINION. Des créations d'emplois bien plus fortes qu'attendues ont provoqué de fortes tensions des taux. Une réaction épidermique du marché plus qu'un changement de cap. En effet, ces chiffres d'emploi ne sont corroborés par aucun autre indicateur. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby
(Crédits : ANDREW KELLY)

On a la finance que l'on mérite. Puisque l'Homme de la cité se montre plus sensible à l'extraordinaire nouvelle qu'à la litanie du quotidien. Aussi, l'Homme de la finance ne pouvait pas ne pas réagir aux extraordinaires créations d'emploi américains publiées vendredi dernier : 353.000 pour ce premier mois de l'année, des créations deux fois plus fortes que celles anticipées par le consensus des économistes. Mieux encore, les créations de décembre 2023 étaient également révisées à la hausse. Au total, l'économie américaine aurait créé près de 700.000 emplois au cours des deux derniers mois. Un rythme étourdissant, digne d'une économie en forte expansion. Sauf qu'il y a quelques mois encore, on parlait d'une récession à venir.

On imagine la réaction du marché obligataire américain. Et on imagine bien. Les taux d'intérêt à 10 ans ont remonté de près de 15 points de base à 4%, l'investisseur anticipant des baisses de taux directeurs plus tardives et moins fortes de la part de la Banque centrale américaine (Fed) pour 2024. Il faut noter que deux jours auparavant, Jerome Powell Banquier central américain avait lui aussi tenté de raisonner le marché obligataire dont l'optimisme devenait presque insultant pour la Fed. Ainsi, l'investisseur licencieux fut invité à réviser son calendrier de baisses des taux, « une première baisse en mars est  exclue » dixit Jerome Powell. Sans grand succès. La Fed aura été bien moins convaincante que l'emploi américain publié deux jours plus tard. Un peu vexant quand même. Les mots du Banquier central ne font plus trembler le marché comme jadis. La Fed est devenue accessoire, comme le « marteau sans maitre » de Pierre Boulez.

L'emploi américain a donc réussi là où la Fed a échoué. Faire trembler le marché obligataire. Et à priori, on pourrait se dire que le marché obligataire a eu raison de trembler ainsi, puisque l'emploi est justement la variable surveillée comme le lait sur le feu par la Fed. L'investisseur connait la chanson : trop d'emploi produit trop de tensions sur les salaires, qui elles-mêmes finissent par se diffuser sur les prix des biens et services. Trop d'inflation. Dans un langage plus académique, cette heuristique se formalisera à l'aide de la courbe de Philipps illustrant une relation inverse entre le taux de chômage et l'inflation (ou les salaires), puis à l'aide d'une règle de Taylor déterminant le taux requis afin de freiner l'activité économique et ramener ainsi l'inflation à bon port.

Les marchés ont donc tremblé, mais ont-ils eu peur ?

Ce n'est pas la même chose. La thèse proposée ici est que non. Les marchés n'ont pas eu peur. La hausse des taux survenue relève davantage de la réaction épidermique de l'investisseur, que d'un changement de cap du marché. L'investisseur ne pouvait pas ne pas réagir. Mais il n'est pas obligé d'avoir eu peur.

D'une part, ce chiffre de créations d'emploi est bien trop claironnant par rapport aux autres chiffres d'emploi publiés préalablement, tels que le rapport household survey utilisé pour calculer le taux de chômage. Ou comme l'ADP publié tout juste 2 jours avant, censé raconter la même chose, mais en se concentrant sur la sphère privée.  Ou encore, les composantes emplois tirées des meilleurs indicateurs avancés de l'économie (ISM et PMI). Tous ces chiffres plaident pour un marché de l'emploi bien moins vigoureux, et même en essoufflement pour les mois à venir.

D'autre part, il n'est pas rare que ce chiffre impressionnant de création d'emploi soit fortement révisé le mois suivant. C'est d'ailleurs le chiffre qui subit les révisions les plus agressives historiquement, bien plus que tous les autres. Précisément, l'ampleur de la révision possible est autour de 100.000 créations d'emploi par mois. Autrement dit, il n'est pas du tout impossible que le mois prochain ce chiffre de 353.000 soit révisé à 250.000. Ce qui reste un bon chiffre, mais pas le même chiffre. Il fait moins peur, ou moins trembler.

Enfin, la réaction des marchés d'actions est instructive. Au cours des derniers mois, ces derniers se sont montrés particulièrement vulnérables aux tensions sur les taux. Or, la hausse des taux significative survenue ce vendredi n'a pas provoqué de remous violent sur les actions. D'ailleurs, ces dernières finissent la journée en hausse de plus de 1% pour le SP 500. Pour être honnête, il faut quand même relever que dans le même temps étaient publiés des bénéfices meilleurs qu'attendus de la part d'entreprises à fort pédigré. On peut imaginer alors que ces bénéfices aient occulté la hausse des taux provoquée par l'emploi.

Manifestement, l'investisseur actions a estimé que la peur de l'emploi ne valait pas le coup de trembler. Quant à l'investisseur obligataire, il a seulement tremblé, mais n'a aucune raison d'avoir peur.

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Commentaire 1
à écrit le 05/02/2024 à 9:17
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"On a la finance que l'on mérite. " Bien sûr que non, ils nous ont imposé leur finance, nous n'avons absolument rien demandé. Ce sont nos dirigeants qui sont nuls et pas les gens qui ne décident de rien par principe même.

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