La stratégie du criquet des GAFAM-BATX menace la démocratie et l'économie

TRIBUNE. Tout comme le criquet, les géants du numérique restent dans un secteur tant qu'il y a des opérateurs à « manger » puis, quand l'écosystème est pieds et poings liés ou supprimé, ils changent de secteurs, tuant toute véritable concurrence sur leur passage. Par Aurélie Luttrin, présidente de Ciwik (*)
Aurélie Luttrin.
Aurélie Luttrin. (Crédits : DR)

GAFAM vs BATX, tel est le nouveau combat dans l'arène mondiale du numérique. Cette lutte entre les géants américains d'un côté (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et leurs homologues chinois de l'autre (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) n'est pas qu'une lutte entre entreprises, il s'agit d'une guerre étatique pour prendre le contrôle du monde et de l'humanité.

Scénario de film, mégalomanie, peut-être, mais force est de constater que pour la première fois, les avancées technologiques donnent les moyens à ces mastodontes de prendre le contrôle de pans entiers de l'économie mondiale soutenus bien évidemment par des politiques d'Etat incitatrices ou facilitatrices.

Pour comprendre leur stratégie commerciale, il faut comprendre leurs aspirations profondes mêlées d'une volonté de dépasser les limites de l'humain, de proposer une nouvelle politique et d'imposer des monopoles sectoriels avec, en fond, l'objectif de devenir le numéro un de l'intelligence artificielle.

Or pour ce faire, la mainmise sur les données (des citoyen(ne)s, des entreprises et des Etats) doit être une priorité.

Une domination qui répond à un mode opératoire précis

Le mode opératoire est toujours le même : première phase, conclusion d'un contrat avec un acteur du secteur cible (partenariat, contrat de service), deuxième phase, étude du mode de fonctionnement du secteur considéré (chaîne de valeurs, technique, process...), troisième phase, le partenaire est phagocyté, quatrième phase, création progressive d'un lien de dépendance voire d'un monopole dans le secteur cible.

Tout comme le criquet, les géants du numérique restent dans un secteur tant qu'il y a des opérateurs à « manger » puis, quand l'écosystème est pieds et poings liés ou supprimé, ils changent de secteurs, tuant toute véritable concurrence sur leur passage. Ayons toujours cette citation de Peter Thiel, cofondateur de Paypal à l'esprit : « la concurrence est une idéologie qui déforme notre pensée ».

Voilà comment Google, Facebook, Apple, Microsoft, Amazon, Alibaba et consorts pénètrent les secteurs de l'automobile (Renault), de la banque (Citybank, Goldman Sachs...), de la musique (Tencent et Universal), de la médecine, de l'industrie pharmaceutique (Sanofi), de la construction et de l'aménagement (Ville de Toronto, même si le projet est désormais au point mort), de la grande distribution (Carrefour, Auchan et Monoprix). A qui le tour ?

Une capacité à pénétrer tous les pans de l'économie...

Bon nombre de dirigeants ne sont pas méfiants vis-à-vis de ces stratégies d'approche tellement persuadés que ce que leur groupe a construit en trente, cinquante, cent ans ne peut être détruit par des fournisseurs de services numériques. Mais ce qu'ils ne perçoivent pas, c'est que leur savoir-faire est la chose la plus facilement assimilable, que tout problème d'entreprise est avant tout un problème de captation, de traitement de données.

Seuls ceux qui maîtriseront les données des entreprises, les gouverneront. C'est ainsi que nous assistons à un hold-up silencieux de tout le savoir-faire industriel et économique français.

... et de la politique

Et ce hold-up concerne, aujourd'hui, les territoires et les Etats. En maîtrisant les données d'un Etat, nous maîtrisons désormais sa population. Une guerre nouvelle génération se déroule sous nos yeux, tout aussi dangereuse et bien plus pernicieuse car silencieuse. En laissant nos données à des entreprises qui dépendent d'Etats impérialistes, nous hypothéquons notre démocratie, nos valeurs et l'avenir de nos entreprises et des citoyens. Nous dépendrons, si nous ne réagissons pas, d'autres Etats et de leur bon vouloir, laissant le peuple dépossédé de sa souveraineté.

La démocratie et la cité telle que nous la concevons sont en danger. Les femmes et hommes politiques doivent prendre conscience qu'ils peuvent aussi se faire phagocyter, les géants du numérique considérant que les problèmes politiques ne sont que de vastes problèmes mathématiques dont la solution réside dans le traitement de données.

Les citoyen(ne)s méritent mieux que des Etats plateformes où ils ne seraient considérés que comme des consommateurs pour peu qu'ils puissent payer.

Une stratégie qui se nourrit du laisser-faire et de l'ignorance ...

Ne blâmons pas pour autant ces géants du numérique et les Etats dont ils dépendent. Ils ont pris la place que nous avons voulu leur laisser, telle est la loi du marché. En ne rencontrant aucune résistance, ils ont occupé le terrain, profitant d'un défaut d'acculturation et de formation.

... mais qui n'est pas une fatalité

Nous devons toutes et tous reprendre les rênes de nos données et élaborer une véritable stratégie en la matière. Les choix technologiques, nous ne le répéterons jamais assez, sont des choix politiques. Saisissons-nous du sujet. Non, nous n'avons pas le choix entre la Chine ou les Etats-Unis !

Nous devons créer une troisième voie : celle de la souveraineté numérique qui passera, concernant la France, par une vision européenne. Reprenons en main notre destin ! Une véritable partie de jeu de Go est en cours, au niveau mondial. Faisons en sorte de remporter la partie et ne soyons plus les victimes d'un tournoi qui est en train de se bipolariser.

Nous avons les moyens de construire notre indépendance technologique et notre souveraineté numérique au niveau national et européen. Nous avons tous les atouts et talents pour que le « monde d'après » ne soit pas un concept marketing supplémentaire ni l'ère du vide pourvoyeuse de désastres économique, écologique et social.

Pour ce faire, la France et l'Europe devront fonctionner à l'unisson, notre démocratie et notre performance économique en dépendent !

Lire aussi : La souveraineté numérique, une question de survie pour les territoires

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Ciwik (*) est "une société qui propose au secteur public des solutions pour réinventer la vie publique, construire la souveraineté numérique des territoires et accroître leur performance économique, sociale et environnementale".

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Commentaires 15
à écrit le 25/08/2020 à 21:49
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Madame Luttrin, au sein de l'UE. point de salut. Pensez-vous sérieusement que la Pologne, la Suède, les Pays-Bas partagent vos inquiétudes ? Il va d'abord falloir quitter cette UE puis repartir de zéro avec les pays qui partageront notre vision de l'...

à écrit le 24/08/2020 à 21:32
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Excellent article . Effectivement ces multinationales tuent les démocraties et asphyxient la concurrence . Bientôt les petits états en subiront les dégâts. Mais comme le dit si bien un internaute ,nos régulateurs européens n'ont rien vu venir Et...

à écrit le 22/08/2020 à 14:35
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Bon article, qui fait suite à d'autres sur ce sujet, mais qui souffre toujours de la vision idéologique européiste. L'union européenne ne fera rien, elle a été conçue, dès le début, pour être un dominion des états-unis. Ce n'est pas un hasard si le...

à écrit le 21/08/2020 à 11:39
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Vous avez oublié la servilité de certains États tels que la France envers leur vrai patron, l'oncle Sam. J'invite les lecteurs à s'intéresser à la société américaine Palantir Technologies qui gère les données de la DGSI. C'est à frémir, nous sommes d...

à écrit le 21/08/2020 à 9:49
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Il n'y a aucune volonté européenne de s’émanciper de la domination américaine, bien au contraire. Il existe des solutions logiciels et d'infrastructures cloud informatiques européennes très performantes et bon marché, mais nous achetons encore des so...

à écrit le 19/08/2020 à 23:16
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Techniquement nous sommes capables d'y répondre, mais en faisant cavalier seul, le reste de l'Europe sur ces sujets de l'IA est en retard de 10 ans.

le 21/08/2020 à 17:16
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Non, l'Allemagne est également bien avancée.

à écrit le 19/08/2020 à 18:12
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Totalement d'accord avec cette opinion. Les géants du numérique ont bénéficié pendant longtemps d'un certain capital sympathie et c'est encore le cas. Dés qu'il s'agit de taxer les Gafas, du RGPD, on sent que ça froisse une partie de l'opinion publiq...

à écrit le 19/08/2020 à 10:58
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Belle analyse stratégique. EN revanche mon opinion diffère sur un point : il n'est peut être pas trop tard, mais le crépuscule guette déjà les économies européennes car comme décrit dans l'article, le politique laisse faire, toutes les données de nos...

à écrit le 19/08/2020 à 9:49
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Analyse très (trop?) simple et très tardive mais qui pose la bonne question. En ce qui concerne l'IA et son developpement dans les prochaines années (phase d'application de masse du deep learning) les jeux sont déjà faits pour l'Europe, elle est KO...

à écrit le 18/08/2020 à 22:55
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Où est l'autorité de la concurrence , on se le demande ... ? Ces boites fixent leurs règles dans leurs écosystèmes et se comportent comme des seigneurs ... Il est temps de les réguler, de leur faire très mal au portefeuille , voire le cas récent fort...

à écrit le 18/08/2020 à 22:45
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Enfin , un très bon article sur le sujet ... Le problème, c'est l'inaction des autorités européennes depuis 15 ans effectivement , les concurrents étant morts ou rachetés depuis bien longtemps!!!. Pour les USA et la Chine , tout va pour le mieux , l...

à écrit le 18/08/2020 à 20:08
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Qui peut être en désaccord avec ce constat et cette prière? Cette tribune, du 18-08-20, ne nous éclaire pas sur les raisons ayant décidé notre gouvernement à confier pour archivage nos données nationales de santé à Microsoft, de mémoire en avril, "H...

à écrit le 18/08/2020 à 19:33
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La disparition des frontières naturelles ou politiques permettent la migration a tout va, les crickets n'en sont que "l'image".

à écrit le 18/08/2020 à 17:52
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Comment se faire entendre face à leurs expansionnismes et intrusions dans nos vies ? Créer des journées mondiales avec 0 internet ( pas de mobile et ni écran ) et un mouvement suivi dans le monde entier. Des GaFA Français j’y crois pas car ils ont ...

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