Légion d'Honneur : en exclure les patrons ?

CA A DU SENS. Aux promotions de la Légion d'Honneur figurent désormais, très normalement, des dirigeants d'entreprise. Très normalement ? La question mérite d'être traitée. Car le « comportement moral » de patrons dicté par les principes du capitalisme, et la réduction à un individu d'une « œuvre » d'entreprise par essence collective, interrogent le bienfondé de leur éligibilité à un honneur récompensant le « mérite personnel au service de la nation française ».
(Crédits : Grande Chancellerie de la Légion d'honneur)

Il y a quelques jours, la promotion de Pâques de la Légion d'honneur aurait dû être publiée. Mais depuis 2018 et la réforme des ordres nationaux décrétée par Emmanuel Macron, exit l'une des trois vagues civiles annuelles ; le chef de l'Etat avait promis de revaloriser la plus haute distinction française, discréditée par des nominations pléthoriques et parfois ridicules, voire insoutenables. Quelques progrès ont été accomplis - une plus grande sélectivité donc, qui succédait à la parité instaurée par Nicolas Sarkozy -, mais des incompréhensions, parfois insupportables, demeurent.

Ainsi, pour seul exemple, en 2020 le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi était élevé au rang de Grand-Croix - c'est-à-dire, aux yeux de la France sanctifiant « Honneur et patrie », « l'égal » de Simone Veil ou de Raymond Aubrac. Etait-il récompensé pour les faits de torture et la répression des libertés caractéristiques de sa politique ? Ou pour les 24 Rafale commandés en 2015 ? Quinze ans plus tôt, sous la présidence de Jacques Chirac, c'était au tour du despote Vladimir Poutine d'être distingué. Là aussi, on peine à repérer son « mérite personnel au service de la nation française ». Et plus loin dans les décades, on ne dénombre plus les invraisemblances.

Collusion d'intérêts


Au palmarès de la Légion d'Honneur, la communauté des dirigeants d'entreprise, longtemps écartée, est désormais pleinement reconnue. La Légion d'honneur se veut « le reflet de son époque », témoigner « des compétitions économiques » et mieux intégrer « les chefs d'entreprise ». Une autre réalité dicte cette orientation : l'imbrication, déséquilibrée, des cénacles économique et politique confère au premier un ascendant déterminant à la faveur de la mondialisation néolibérale des quatre dernières décennies et du déclin des autorités d'Etat. Désormais le rapport de force joue en sa faveur, ouvrant les vannes à l'hybridation, parfois aussi à la collusion des intérêts avec les décideurs publics.

Par leur engagement réel de femme ou d'homme au service de l'intérêt général, et surtout lorsqu'ils l'arriment à la réelle raison d'être ou au réel management de leur entreprise - donc lorsque leurs convictions humaines et professionnelles convoitent la cohérence -, des entrepreneurs diffusent un sens et une exemplarité qui les rendent, sans contestation possible, éligibles. Mais d'autres situations font dissonance. Et débat.

Quelques situations binaires... et beaucoup d'autres troubles


Il y a bien sûr les fardeaux judiciaires. Exemples ? Fin février, dans le cadre de poursuites pour corruption exercée en Afrique, le Tribunal de justice infligeait au groupe Bolloré une amende de 12 millions d'euros tout en invalidant l'homologation de la comparution pour reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC, ou plaider-coupable) de son PDG Vincent Bolloré, et réclamait que le commandeur de la Légion d'honneur soit poursuivi personnellement en correctionnelle - depuis, le Parquet financier a demandé le renvoi auprès d'un juge d'instruction.

Le fondateur de Fimalac, Marc Ladreit de Lacharrière (grand-croix), dans une procédure de plaider-coupable fut condamné en 2018 à huit mois de prison avec sursis et à 375 000 euros d'amende pour l'emploi de complaisance occupé par Pénélope Fillon dans sa Revue des deux mondes. L'ex-PDG de France Télécom Didier Lombard (commandeur) écopa en première instance en 2019 d'un an de prison (dont huit mois avec sursis) pour harcèlement moral. Quant à Jacques Servier, il fut fait grand-croix par Nicolas Sarkozy fin 2018 alors que le volcan du scandale du Médiator déclenché par son laboratoire couvait déjà.

Mais pour vraiment distinguer le bon grain de l'ivraie au sein du contingent des patrons, il faut s'écarter du terrain judiciaire. Et pour cela, serpenter dans les méandres, délicats, de la morale, et en explorer l'infini spectre des nuances.

La Légion d'Honneur convoque en effet le comportement moral des récipiendaires accompli dans le cadre des « motifs » de leur reconnaissance. Questionner ce comportement moral signifie le projeter - et le mesurer - sur le support capitaliste dans lequel il s'exprime. Par nature amoral mais offrant la possibilité d'agir de manière aussi bien morale qu'immorale, éthique que non éthique, le capitalisme contemporain est-il un modèle compatible avec l'exigence morale que commande la Légion d'Honneur ?

« Grands écarts » subis ou revendiqués

Les règles du capitalisme exposent en permanence ladite exigence morale - et d'ailleurs les dirigeants qui lorgnent la plus grande cohérence possible vivent un « combat intime » qui peut être passionnant. Elles mettent donc en tension l'attitude morale à laquelle la délivrance de la Légion d'Honneur est censée être subordonnée. Et cela intemporellement. En effet, l'insigne est remis pour « services rendus » et, cela devrait aller de soi, pour « services à rendre ».

Au quotidien, tout dirigeant est sommé à des décisions qui mettent en question, en doute, ou en cause son exigence morale. Réorganiser pour être plus performant, purger un service insuffisamment rentable, démembrer une filière sur injonction des conseils, rajeunir le corps social pour dégager des marges de salaires, privilégier l'intérêt des actionnaires à celui des collaborateurs... : la liste des situations grises qui « obligent contre son gré » à un écartèlement juridiquement incontestable et moralement douteux est longue. Celle des circonstances noires qui « sollicitent de plein gré » l'est tout autant. Exemples ? Supprimer des emplois pour enchanter la Bourse. Ou s'emparer d'un concurrent contre sa volonté.

A ce titre, le raid mené par le groupe LVMH de Bernard Arnault - élevé au rang de Grand-Croix un an avant de souhaiter obtenir la nationalité du généreux territoire fiscal belge - pour tenter de s'approprier Hermès restera dans les annales, y compris des contentieux : les 8 millions d'euros d'amende que lui infligea l'Autorité des marchés financiers furent un record.

L'éclairage de Xavier Niel


Vincent Bolloré n'est pas en reste. La stratégie éditoriale et les pratiques managériales au sein de Canal +, les menaces sur la contribution contractuelle et historique de la chaîne cryptée au financement du cinéma - qui font trembler la filière, déjà dévastée par la crise du covid-19 -, l'orientation idéologique de CNEWS, questionnent son comportement moral. Et que dire s'il déleste Arnaud Lagardère d'Hachette Livres (n°3 mondial avec 2,4 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2019) pour l'arrimer à son bateau Editis (687 millions d'euros) ?

Si l'hypothèse se concrétise - ce que laisse penser la brutale éviction du Pdg d'Hachette Livres Arnaud Nourry le 29 mars après qu'il a mis en garde contre les dangers de cette cession -, la pluralité intellectuelle, la préservation des maisons indépendantes, et la pérennité des réseaux de distribution pourraient chanceler. Ou comment la volonté légitime de profitabilité, de pouvoir et d'expansion, peut emprunter des voies qui interrogent son caractère moral. Circonscrire le « mérite personnel au service de la nation », socle de la Légion d'Honneur, n'est pas toujours évident.

Ces entrepreneurs-bâtisseurs ont développé des empires, initié des audaces entrepreneuriales, créé des emplois, et parfois déployé des actions philanthropiques qui leur confèrent d'être « de toute évidence » éligibles à la Légion d'Honneur. Cette évidence tient-elle toujours lorsque sont auscultés les chemins du succès ? La réponse vient peut-être de Xavier Niel, condamné en 2006 à deux ans de prison avec sursis pour recel d'abus de biens sociaux. Lors d'une masterclass à Sciences-Po, il rapporte un échange avec Renaud Van Ruymbeke. Le juge aurait conseillé au fondateur d'Iliad : « A l'avenir, mordez la ligne jaune, mordez-la beaucoup mais ne passez plus de l'autre côté. » Et son interlocuteur d'en conclure auprès des étudiants : « Regardez la loi et mordez la ligne jaune. Plein d'entreprises sont arrivées en France et ont mordu cette ligne. C'est un moyen de faire évoluer les choses et la législation »...

Aux entreprises, une Légion d'Honneur collective ?

Un autre biais nourrit le débat : quelle est la justification morale d'une distinction par nature personnelle, alors que les dirigeants exercent des responsabilités noyées dans un collectif ? La Légion d'Honneur récompense la créativité, l'altruisme, le courage, le sacrifice, l'humanité d'un individu. Ainsi sont honorés un soldat, un compositeur, un élu, un auteur, un scientifique, dont « l'œuvre » résulte avant tout, voire exclusivement, de lui-même - son inventivité, ses mains, son coeur. Or, s'il n'est pas discutable qu'un « grand » patron peut être un entraineur, un visionnaire et un fédérateur, il n'est jamais qu'« un » parmi les - dizaines ou centaines de - milliers de collaborateurs, fournisseurs, corps intermédiaires qui modèlent collectivement l'édifice.

Le couronner d'un insigne aussi symbolique et prestigieux, c'est réduire à lui seul des succès - économique, social, managérial - qui doivent être équitablement partagés. Et c'est accroître toujours plus le tropisme personnificateur et sacralisateur dont jouit l'aréopage. Quelle est donc la justice d'un tel honneur ? Et l'interrogation devrait être définitivement tranchée lorsque le dirigeant récompensé n'est « que » un manager-salarié - très copieusement rémunéré -, aux commandes d'un groupe qu'il « traverse » avant et après d'autres, sans y avoir versé le « sang » financier et psychique propre au risque entrepreneurial. La véritable révolution à entreprendre, ne serait-elle pas de créer une Légion d'Honneur, « collective », d'entreprise ?

Prochain rendez-vous : le 14 juillet. La crise a révélé des comportements exemplaires de chefs d'entreprise, anonymes ou célèbres. Emmanuel Macron, dont la récente réforme de l'ENA est censée incarner sa sensibilité au « vrai mérite », pourra puiser dans ce vivier de quoi épingler sans contestation possible. Quoique... les polémiques ne devraient pas cesser. Et parmi elles le « sort » réservé à Stéphane Bancel, à l'origine d'un des vaccins anti-covid-19 les plus révolutionnaires. Cet entrepreneur français d'exception, faut-il évidemment le décorer ? Ou bien son émigration aux Etats-Unis pour (trouver les moyens de) fonder Moderna, évidemment le disqualifie-t-il ?











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Commentaires 13
à écrit le 23/04/2021 à 10:04
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On en est encore aux riches bourgeois qui rachetaient à des aristocrates endettés leur titre de noblesse. Nos riches n'ont pas évolué depuis 3 siècles ! ILs cherchent une raison qui pourrait cautionner leur pathologique cupidité ne comprenant pas qu'...

à écrit le 22/04/2021 à 21:46
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Rien que ça exclure des gens par principe a cause de leur profession, pourquoi pas de leur race ou genre... j’ai regardé la dernière promotion, il y a de tout , fonctionnaires, politiques, professions médicales, le monde associatif, artistes, militai...

à écrit le 22/04/2021 à 20:53
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Souvenir : "Je sais, cher Robert, pouvoir compter sur ta participation à la politique étrangère de la France, avec efficacité et discrétion." C’était dans la salle des fêtes du palais de l’Elysée, le 27 septembre 2007. Ce jour-là, Robert Bourgi, ...

à écrit le 22/04/2021 à 19:57
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Ca arrive de croiser un patron, un mec bien qui mériterait la légion d'honneur, mais une fois sur 10, pas plus, et à l'inverse 1/10 bon pour rejoindre la prison la plus proche. Et puis ce qui convient le mieux, des salaires corrects, pas d'embauche ...

à écrit le 22/04/2021 à 18:23
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La mentalité française dans toute sa splendeur ! Le succès des entreprises n'est donc pas du à la qualité de ces profiteurs, exploiteurs de patrons mais à l'ensemble des salariés. On le voit bien avec les échecs retentissants de certaines entreprise...

à écrit le 22/04/2021 à 16:23
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Mon grand-père avait été chef d'entreprise et il avait reçu un haut grade de la Légion d'Honneur. Mais c'était après qu'il soit allé se promener sur la Marne, sur l'Yser, au Hartmanswillerkopf, à Verdun, sur la Somme, ....

à écrit le 22/04/2021 à 15:54
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Aux géniaux ministres de la santé depuis 40 ans ... merci pour les masques et la qualité des hôpitaux.

à écrit le 22/04/2021 à 13:40
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Sans patron, pas de salarié, donc pas de salaire. Cela dit tout en étant conscient que tous les patrons ne sont pas des anges

à écrit le 22/04/2021 à 12:34
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Addendum: Mes excuses au Vulgum Pecus, obscures fourmis au labeur quotidien, qui ont contribué, silencieusement et sans espoir de récompense, depuis la nuit des temps, à construire notre confort actuel; grand merci à lui!

à écrit le 22/04/2021 à 11:43
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Qu'est-ce que la Légion d'Honneur? Est-ce la Légion qui regroupe ceux qui ont rendu un service extraordinaire à la France? Elle devrait comprendre, dans ce cas, l'ensemble du corps médical pour sa lutte contre la pandémie. Pour autant, je ne vois pou...

à écrit le 22/04/2021 à 11:31
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C'est à son économie et à donc à ses chefs d'entreprise qu'un pays doit sa grandeur. Pas à du menu fretin comme Frédéric Mitterrand ou Alain Juppé.

à écrit le 22/04/2021 à 11:02
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Je suis surpris que le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, n'est pas rendu sa Légion d'Honneur qu'i arborait avec fierté sur ses vestons. Face à la polémique sur l'incompatibilité entre sa participation au gouvernement et...

à écrit le 22/04/2021 à 10:36
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Je ne vois déjà pas l'intérêt de la remettre aux artistes. La légion d'honneur ne devrait être remise qu'aux gens qui ont pris des risques pour en sauver d'autres. Le reste n'est que la volonté d'en faire un business de plus. la légion d'honneur ...

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