Des pigeons aux licornes, le succès de la French Tech en 10 dates clés

Il y a 10 ans jour pour jour, Jean-David Chamboredon, le patron du fonds ISAI et président de France Digitale, lançait dans La Tribune la révolte des Pigeons, ces entrepreneurs qui se sentaient méprisés par un Etat aveugle à la révolution numérique. Ce fut le sursaut qui a lancé l'ensemble de la French Tech. Dix ans plus tard, l'écosystème français s'est structuré et a grossi au point de devenir une force motrice de l'économie. Des pigeons de 2012 aux licornes et aux centaures de 2022, La Tribune revient sur la première décennie de la French Tech à travers ses dates marquantes.
Sylvain Rolland
(Crédits : DR)
  • 28 septembre 2012 : le mouvement des Pigeons, acte de naissance de la French Tech

Quelques mois après le lancement, le 14 juillet 2012, de la première organisation professionnelle des startups et des investisseurs, France Digitale, Jean-David Chamboredon tape du poing sur la table dans les colonnes de l'hebdomadaire de La Tribune. Le patron du fonds ISAI, également administrateur de France Digitale, monte au créneau contre le projet de loi de finances 2013 et ses mesures fiscales jugées délétères pour les entrepreneurs. Le texte obtient un tel écho qu'un mouvement, les Pigeons, voit le jour. Il fédère des milliers d'entrepreneurs en mal de représentation politique, bien décidés à faire fléchir la politique du gouvernement concernant l'innovation, et à lui faire prendre conscience de la nécessité de ne pas rater le train de la révolution numérique. La révolte des Pigeons est un acte fondateur, à la fois pour le lobby France Digitale et pour le mouvement de la French Tech dans son ensemble.

Lire ici le texte initial de Jean-David Chamboredon le 28 septembre 2012, puis son deuxième texte le 1er octobre actant la formation des Pigeons, tous deux dans La Tribune.

  • décembre 2012 : création de Bpifrance

Si les Pigeons sont l'acte de naissance de la French Tech, son décollage et sa mise sur orbite sont surtout dus à Bpifrance, la banque publique d'investissement, créée en décembre 2012. En dix ans, le vaisseau-amiral de l'innovation a géré plus de 13 milliards d'euros d'actifs, dont la moitié pour le capital-investissement et l'autre pour le capital-développement.

Sa stratégie : combler, une à une, toutes les failles du marché du financement des startups, afin de créer, via l'argent public, un effet de levier apte à mobiliser le secteur privé. Les investissements en fonds de fonds de Bpifrance ont encouragé les investisseurs privés à financer la tech française. Ses efforts se sont d'abord concentrés sur l'amorçage (1 milliard d'euros en 10 ans) puis sur le venture et le growth -les levées de fonds de plus de 50 millions d'euros-, jusqu'aux plans sectoriels, notamment le plan deeptech lancé en 2019.

  • 27 novembre 2013 : lancement de la Mission French Tech

Quelle réponse politique pour soutenir l'émergence des startups et structurer l'écosystème afin qu'il grandisse ? En novembre 2013, après une année de réflexions et dans la continuité de l'initiative Quartiers numériques lancée pendant l'été, Fleur Pellerin, alors ministre déléguée en charge des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique, lance la Mission French Tech. Dirigée par David Monteau, ancien responsable du transfert des technologies à l'Inria, la Mission French Tech est une nouvelle branche de l'administration dont la mission est de soutenir l'entrepreneuriat et contribuer à l'éclosion des startups partout en France.

Dotée d'un budget de 15 millions d'euros au démarrage, la MFT travaille de concert avec Bercy -notamment la Direction générale des entreprises- et Bpifrance pour le volet investissements. Sous François Hollande, la MFT a labellisé 13 métropoles sur tout le territoire et 22 hubs à l'international. Elle a aussi lancé une série de programmes pour aider les entrepreneurs : la Bourse French Tech pour soutenir les projets de création d'entreprise, le Pass French Tech, le French Tech Ticket et le French Tech Visa pour aider les startups à recruter y compris à l'international, et French Tech Diversité pour aider les entrepreneurs issus de milieux sociaux défavorisés.

A l'exception de la Bourse French Tech, aucun des programmes initiés sous François Hollande n'a survécu au mandat d'Emmanuel Macron. La successeure de David Monteau, Kat Borlongan, a effectué un grand ménage : les trois programmes dédiés aux talents et à l'international ont été supprimés et remplacés par le Next40 et le French Tech 120 en 2019, qui permet aux 120 startups les plus prometteuses de l'écosystème de bénéficier d'un programme d'aide sur mesure pour répondre à toutes leurs problématiques d'hyper-croissance. Trop timoré, French Tech Diversité a été remplacé par Tremplin, qui conserve le principe de favoriser l'entrepreneuriat dans les milieux défavorisés, mais l'étend aussi aux zones rurales. Enfin, le principe du French Tech 120 est désormais déployé par secteurs : Agri20 pour les startups de l'agriculture, Green20 pour celles de l'énergie et de l'environnement, ou encore DeepNum20 pour les deeptech.

  • septembre 2015 : BlaBlaCar devient la première licorne française

La première licorne de la French Tech est forcément l'une des startups les plus emblématiques du pays. Créée en 2006, BlaBlaCar a démocratisé le covoiturage en France et transformé cette pratique en activité économique. Son cofondateur, Frédéric Mazzella, a tapé dans le mille avec son idée de plateforme qui met en relation des automobilistes et des voyageurs, ce qui permet aux premiers de diminuer le coût du trajet, et aux seconds de voyager moins cher, la convivialité en plus.

En septembre 2015, la levée de fonds de 177 millions d'euros qui fait de BlaBlaCar la première licorne française -startup non cotée valorisée au moins 1 milliard de dollars-, est seulement la quatrième méga-levée de fonds de l'histoire de la tech française (après les 117 millions d'euros levés par Fotolia en mai 2012, les 100 millions récoltés par Deezer en octobre 2012 et les 100 millions levés par Sigfox en octobre 2012). Depuis, BlaBlaCar a connu des hauts et des bas, mais la startup reste l'un des meilleurs porte-étendards de la tech française.

Lire aussiBlaBlaCar: "Après le covoiturage et le bus, nous lancerons le train" (Nicolas Brusson, DG)

  • 29 juin 2017 : lancement de Station F

Un mois après l'élection d'Emmanuel Macron, le nouveau président accorde sa toute-première inauguration à Station F, l'immense campus tech de Xavier Niel situé dans le 13è arrondissement de Paris. Capable d'accueillir plus de 1.000 startups dans les locaux de l'ancienne gare Freycinet de 34.000 mètres carrés, Station F est un véritable écosystème d'innovation miniature, composé de startups bien sûr, mais aussi d'incubateurs, d'accélérateurs, d'investisseurs, de programmes privés et de la puissance publique. Cinq ans plus tard, Station F a vu défiler plus de 5.000 startups, soit plus de 27.000 entrepreneurs. Des grands groupes, géants américains (Meta, Microsoft...) et des fleurons de la tech tricolores (Qonto, Luko...) y sont ouvert des bureaux ou lancé des programmes d'accompagnement. A son échelle, le lieu-amiral Station F contribue au dynamisme de la scène tech française et à son rayonnement à l'internernational.

  • 2018 : adoption du RGPD et éloignement du modèle américain

2018 est une année charnière pour la French Tech, qui entre dans une nouvelle phase de maturité. Aux Etats-Unis, le scandale Cambrigde Analytica éclate. Cette révélation d'une manipulation de l'information à grande échelle sur Facebook pour favoriser l'élection de Donald Trump en 2016, accélère la prise de conscience des impacts négatifs de la tech et du pouvoir énorme des grandes entreprises qui la dominent, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Par ricochet, c'est tout le modèle de la Silicon Valley, avec ses valorisations excessives et son environnement dérégulé, qui commence -timidement- à être remis en question.

La France, qui était jusqu'alors dans l'imitation de la Silicon Valley, commence alors à chercher sa propre voie, une sorte de point d'équilibre entre les excès du modèle américain et l'étatisme du modèle chinois. En mai 2018, les entrepreneurs de la tech à impact positif, ou tech for good, se regroupent pour la première fois dans une association, la FEST (France Eco-Sociale Tech). Fin mai, le Règlement général sur la protection des données (RGPD), entre en application. C'est une évolution majeure, qui place l'innovation et la tech en Europe sous le signe des respect des valeurs européennes et établit que tout ce qui est possible dans la tech n'est pas forcément souhaitable. Le mois suivant, Emmanuel Macron saisit le phénomène naissant au vol pour organiser le premier Sommet Tech For Good, en marge de Station F. C'est un énorme raté -il s'agit surtout des Gafam et des grands groupes profitant de l'aubaine pour faire leur impact washing- mais le mouvement, lui, perdure.

Aujourd'hui, la French Tech n'est plus dans la copie conforme du modèle des Gafam, mais dans l'affirmation d'une tech européenne qui excelle dans d'autres secteurs que les américains. La France a ainsi mis le paquet sur la deeptech -les innovations de rupture issues des laboratoires de recherche- dès 2019, et a mis sur pied des plans sectoriels ambitieux sur le quantique ou la santé par exemple.

Ses licornes les plus emblématiques s'illustrent dans des domaines où des entreprises européennes ont une carte à jouer, pour des raisons de souveraineté ou parce qu'elles évoluent dans des secteurs où l'Europe est traditionnellement en pointe, comme la finance. Parmi les licornes "typiquement françaises", on compte ainsi dans la santé Doctolib, licorne la mieux valorisée de la French Tech en 2022 ou encore Alan ou Dental Monitoring-, des alternatives éthiques aux Gafam -avec Mirakl, ManoMano, Ankorstore, Back Market-, des fintech -avec Lydia, Swile, Payfit, Spendesk, Sorare, Ledger...-. ou encore des cryptos -Sorare, Ledger-. Exotec, première licorne industrielle depuis janvier 2022, amorce l'avènement des startups industrielles, un domaine, avec les deeptech, où la France peut vraiment s'illustrer.

  • janvier 2019 : apogée de la France au CES de Las Vegas

Dès 2015, la Mission French Tech a identifié le CES de Las Vegas, plus grand salon tech au monde avec plus de 180.000 visiteurs, comme l'un des principaux leviers d'attractivité pour la tech française à l'international. L'enjeu : continuer à créer des vocations en France, faire rayonner les startups tricolores dans les médias du monde entier, attirer les investisseurs internationaux dans l'Hexagone, et changer l'image du pays alors réputé pour son état d'esprit anti-entrepreneurial après les positions de François Hollande en 2012 sur la finance, la révolte des taxis contre Uber, et le fiasco Montebourg/Dailymotion.

Très soutenu politiquement -présence d'Emmanuel Macron en 2016, d'Axelle Lemaire, Michel Sapin, François Fillon en 2017-, le CES est l'occasion pour tout l'écosystème français de briller : startups, grands groupes, Régions et Etat s'y déplacent en meute et colonisent l'Eureka Park, la zone du salon dédiée aux startups les plus innovantes, où la France est le premier pays représenté de 2017 à 2020. Business France et Bpifrance sont à la manoeuvre.

Janvier 2019 marque l'apogée de la présence française à Las Vegas : plus de 420 entreprises de toutes taille y ont exposé, après 412 en 2018 et 320 en 2017. C'est aussi le début du déclin : cette année-là, aucune personnalité de l'Etat ne s'est déplacée, le gouvernement considérant que la France a restauré son attractivité et que l'écosystème de la French Tech a été correctement envoyé sur orbite.

  • 2020 : la tech, grande gagnante du Covid

Il aura fallu des circonstances tragiques pour que le déclic tant attendu se produise : le Covid-19 et ses conséquences, notamment les confinements sur toute la planète, font réaliser à tout le monde l'importance vitale du numérique. La transformation numérique des entreprises et de la société en général gagne d'un coup plusieurs années.

Pendant la récession qui suit les confinements, seules les entreprises de la tech tirent leur épingle du jeu. Mieux : elles atteignent des niveaux de croissance du chiffre d'affaires inédits et des valorisations stratosphériques. En France, la French Tech suit le mouvement : Doctolib devient un outil indispensable, le e-commerce explose, et les startups proposant des solutions de numérisation des entreprises -logiciels, cloud, plateformes- sont propulsées sur le devant de la scène. Le secteur est aussi massivement soutenu par l'Etat : deux enveloppes de soutien, d'un montant de 1,7 puis 4 milliards d'euros, sont débloquées dès le premier confinement. La tech est également très soutenue dans le plan de Relance de septembre 2020. Au total, plus de 10 milliards d'euros seront alloués post-Covid pour soutenir le secteur.

  • 25 octobre 2021 : introduction en Bourse d'OVHCloud

Mieux vaut tard que jamais : 25 ans après Dassault Systèmes, une autre entreprise tech française, OVHCloud, s'introduit en Bourse sur Euronext. Basée à Roubaix dans le Nord, la pépite du cloud est la première licorne de la French Tech à perdre ce statut pour s'introduire en Bourse. Forte de 2.400 salariés, 1,6 million de clients et 632 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2020, OVHCloud reste un nain sur le marché mondial du cloud dominé par les Américains Amazon Microsoft et Google, mais il incarne tout de même le meilleur espoir tricolore de souveraineté numérique dans le domaine du cloud.

  • 2022 : 25 licornes et record de fonds levés

Dix ans après ses premiers balbutiements, la French Tech est désormais un écosystème d'innovation mature. Avec 11,6 milliards d'euros levés en 2021, le double par rapport à 2019 et 2020, les startups tricolores ont dépassé pour la première fois le montant symbolique des 10 milliards levés. Et 2022 continue sur la même lancée malgré la crise des valeurs tech depuis le début de l'année et les tensions internationales : au premier semestre, la French Tech a levé 8,4 milliards d'euros, record absolu.

Ces montants records sont la conséquence du déblocage du financement de late-stage, ou growth dans le jargon. Depuis 2020, les méga-levées de fonds de plus de 100 millions d'euros se multiplient, entraînant une explosion des valorisations : le nombre de licornes tricolores est passé de 2 en 2017 à 26 à la fin du premier semestre 2022 -dont 24 actives. Le fameux pallier des 25 licornes, qu'Emmanuel Macron souhaitait atteindre en 2025, a ainsi été atteint avec presque trois ans d'avance.

Mais si la French Tech est aujourd'hui un moteur pour l'économie française, l'écosystème ne manque pas de défis : le financement d'amorçage est à nouveau fragilisé, en partie à cause de la crise. Les sorties (Bourse, rachats...) restent un vrai problème et nécessitent encore la mobilisation de la puissance publique. Surtout, la prise de conscience récente de la dépendance économique de l'Europe envers les Gafam américains, pose la question de la souveraineté numérique du Vieux Continent, et de la pertinence d'un modèle basé sur les valorisations gonflées par les fonds étrangers.

Sylvain Rolland

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Commentaire 1
à écrit le 28/09/2022 à 11:14
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Oui, un juste un oubli de Sarkozy, de la droite et du MEDEF. Presque rien.

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