Sur le gril, un peu cuisinés mais pas encore cuits. Pendant plus de cinq heures mercredi 29 juillet, les patrons de Google, Apple, Facebook et Amazon (les fameux Gafa) ont dû répondre à plus de 200 questions, posées par quinze membres du Congrès américain. L'objectif : confronter Sundar Pichai, Tim Cook, Mark Zuckerberg et Jeff Bezos à des documents et témoignages concrets, fruits d'une enquête démarrée il y a treize mois par le sous-comité antitrust de la commission judiciaire de la Chambre des représentants, la chambre basse du Congrès. L'objectif : déterminer si les quatre géants de la tech sont engagés dans des pratiques anticoncurrentielles et doivent ou non être sanctionnés en conséquence. Avec, en guise d'épée de Damoclès -qui paraît encore lointaine mais qui est de plus en plus évoquée par un nombre croissant d'élus de tous bords- un démantèlement de leurs activités. L'audience était historique, car c'est la première fois que les quatre dirigeants et fondateurs des Gafa étaient interrogés en même temps.
Ce que l'enquête antitrust leur reproche
Les quatre géants de la tech sont ciblés en raison de leur taille et de la domination écrasante dont ils bénéficient sur leurs marchés respectifs, à savoir l'accès à l'information (Google), le commerce en ligne (Amazon), l'écosystème technologique (Apple, Google) et les réseaux sociaux (Facebook).
Dans le détail, Google est soupçonné de favoriser ses propres produits et services en utilisant à son profit son moteur de recherche -qui concentre 88% du marché aux Etats-Unis et 91% en France-, ainsi que le système d'exploitation mobile Android -qui équipe 80% des smartphones dans le monde. David Cicilline, le président de la sous-commission, a clairement accusé Google de manipuler l'algorithme de son moteur de recherche pour favoriser le trafic sur les sites de Google, au détriment de ceux des concurrents, par exemple en donnant la priorité dans les résultats de recherche aux vidéos YouTube (détenu par Google) au détriment de celles de rivaux comme Facebook ou Dailymotion, même quand celles-ci comptent davantage de vues. Google a aussi été accusé d'organiser l'affaiblissement des concurrents, sur la base d'un mémo interne qui montre des employés réfléchissant aux moyens de détourner le trafic de sites concurrents. Du côté d'Android, la sous-commission a relevé le fait que le moteur de recherche de Google et certains de ses services sont installés nativement dans les smartphones.
De leur côté, Apple, Amazon et Facebook sont accusés de saborder leurs concurrents. Dans le cas de la marque à la Pomme, c'est sa politique vis-à-vis de l'Apple Store, le magasin applicatif installé par défaut sur tous les téléphones Apple, qui pose problème aux yeux des régulateurs et d'un grand nombre de développeurs d'applications. En cause : la "taxe Apple", c'est-à-dire une commission de 30% prélevée sur les revenus générés par les abonnements sur une application, lorsque celle-ci est téléchargée via l'Apple store. Or, être présent sur l'Apple Store est indispensable pour la plupart des applications afin qu'elles puissent trouver leur public, comme l'expliquait l'entrepreneur Cyril Paglino dans nos colonnes au moment de mettre fin à son application Tribe, exclue de l'Apple Store.
Mark Zuckerberg a été interrogé sur sa politique d'acquisitions de jeunes startups perçues comme des menaces à éliminer. La sous-commission s'est basée notamment sur un courriel dans lequel le patron de Facebook explique pourquoi il faut acheter Instagram avant qu'il "nous fasse du mal de manière significative". Son rachat en 2012, comme celui de WhatsApp en 2014, ont permis à Facebook de consolider son empire sur les réseaux sociaux en les intégrant dans son giron et en les développant lui-même. Ces deux acquisitions majeures, qui ont contribué à verrouiller le marché des réseaux sociaux autour de Facebook, ont pourtant été validées par la Federal Trade Commission, l'autorité de la concurrence aux Etats-Unis.
Enfin, Amazon s'est vu accusé de collecter des données sur les produits vendus par des vendeurs tiers, pour ensuite produire lui-même ses propres versions des meilleures ventes, ou encore doper les ventes de ses produits maison.
La défense des Gafa : nier en bloc, minimiser, insister sur les bénéfices pour le consommateur, jouer sur la fibre patriotique, promettre de "vérifier", et jouer l'ingénu
Comme il fallait s'y attendre, les Gafa ne se sont pas laissés faire et n'ont admis aucune pratique d'abus de position dominante. Ils sont même allé jusqu'à contester l'existence d'une position dominante les concernant. Ainsi, Jeff Bezos d'Amazon a rappelé que son groupe "ne compte que pour 1% des 25.000 milliards de dollars du marché mondial de la distribution, et 4% aux Etats-Unis", et s'est présenté comme un nain face aux "grands acteurs bien établis comme Target, Costco, Kroger et bien sûr Walmart", ce dernier pesant "plus de deux fois notre taille" et qui "a vu ses ventes en ligne grimper de 74% au premier trimestre". Mais le Pdg multi-milliardaire a oublié que Amazon capture à lui seul plus de 40% du marché des ventes en ligne... Il a aussi juré qu'Amazon n'exploite "en aucune façon" les données des ventes des commerçants qui utilisent sa plateforme. Et face à des témoignages de commerçants expliquant comment Amazon a porté atteinte à leur business en les sanctionnant ou en les excluant de manière arbitraire, Jeff Bezos a affiché son étonnement : "Je suis surpris de cela. Ce n'est pas une approche systématique".
Même ingénuité de la part de Facebook, qui se présente comme le défenseur des petites entreprises en leur donnant "un accès à des outils sophistiqués qui étaient auparavant réservés aux plus grands acteurs", et qui se dit acculé par "une concurrence significative" dans la vente de publicités, y compris "avec les entreprises invitées à ces auditions". Sauf que Facebook et Google capturent à eux deux quasiment toute la croissance du marché de la publicité en ligne, qu'ils dominent de la tête et des épaules, et Facebook est devenu un outil indispensable pour le marketing de la plupart des entreprises, y compris des médias. Mark Zuckerberg a présenté les acquisitions controversées de Instagram, WhatsApp ou encore Giphy en 2013 comme positives pour la concurrence.
De son côté, Apple a nié toute pratique anti-commerciale de la part de son magasin applicatif Apple Store, estimant que tous les développeurs sont logés à la même enseigne. Enfin, Sundar Pichai de Alphabet (Google) a établi sa défense sur son souci de "satisfaire le consommateur" et la promesse d'étudier les points sur lesquels l'entreprrise peut "progresser". Ce qui lui a permis de rester évasif sur à peu près tous les sujets soulevés par les élus, du vol de données du concurrent Yelp -ses avis auraient été récupérés par Google- à la collaboration de Google avec le Pentagone à des fins de surveillance (projet Maven, abandonné en 2018 après une polémique), entre autres.
Les quatre grands patrons ont ainsi surtout vanté les bénéfices de leurs solutions pour des milliards d'utilisateurs, les emplois directs et indirects qu'ils génèrent et leur capacité à stimuler l'innovation aux Etats-Unis, ce qui est selon eux un avantage compétitif pour le pays, notamment face à la Chine. Ils ont également insisté sur leurs "success stories" à l'américaine pour réveiller la fibre patriotique des élus.
Quelles conséquences ?
"Si le Congrès ne force pas les Big Tech à être équitables, ce qu'ils auraient dû faire il y a des années, je le ferai moi-même avec des décrets", a menacé Donald Trump avant même que la séance ne commence. De nombreux élus se sont montrés agressifs, mais l'enchaînement des questions, sans forcément réclamer de réponse précise de la part des Gafa, montre que beaucoup d'élus étaient dans un jeu politique pour marquer des points auprès des médias, dans la perspective de leur réélection et quelques mois avant l'élection présidentielle de novembre.
L'audition a ainsi peu de chance d'avoir des conséquences majeures. Contrairement aux autorités européennes, les Etats-Unis sont plutôt frileux sur la question, d'autant plus que la loi américaine exige, pour autoriser des mesures contre les entreprises, que leurs agissements fassent clairement du tort aux consommateurs, en conduisant à une hausse des prix par exemple.
Toutefois, si la probabilité d'actions fortes et rapides semble faible, le ton se durcit bel et bien. Les échanges pourraient aider les élus à déterminer s'il faut promulguer de nouvelles lois pour mieux réguler les plateformes numériques, ou appliquer plus sévèrement les lois existantes. Les déclarations de plusieurs élus laissent ainsi penser que les autorités seront plus regardantes sur les acquisitions majeures à venir des Gafa, pour éviter des erreurs comme celles d'autoriser les achats de WhatsApp ou d'Instagram par Facebook.
Le président de la commission, David Cicilline, a ainsi conclu que "ces sociétés disposent d'un monopole. Certaines doivent être scindées, d'autres doivent être régulées et rendues responsables de leurs actes ». Google semble le plus susceptible d'être visé à court terme. Une procédure de la part du Département de la justice contre Google pour pratiques anticoncurrentielles est ainsi imminente.
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