« L'ampleur de la désinformation est sans précédent ». Pour Justin Peden, chercheur spécialisé dans les informations en open source depuis des années, il est désormais impossible de considérer X, ex-Twitter, comme un média fiable en matière d'accès à l'information. Plutôt que de mettre en avant les informations vérifiées et sourcées postées par des comptes crédibles - les médias sur place, les organisations humanitaires et autres experts du terrain -, le nouveau système de coche bleue de X imposé par Elon Musk créé un chaos inédit. « Le contenu vérifié ou les sources primaires étaient pratiquement impossibles à trouver sur X » ce week-end, a-t-il dénoncé sur X et dans un article du média américain Wired.
A tel point que l'Union européenne a décidé de montrer les dents. Mercredi, le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, a demandé à Elon Musk de retirer les contenus signalés comme illégaux dans les 24 heures, conformément à la nouvelle régulation du Digital Services Act (DSA), sous peine de sanctions.
« Nous avons, de sources qualifiées, des signalements sur des contenus potentiellement illégaux qui circulent sur votre plateforme malgré les alertes des autorités compétentes. [...] Je vous exhorte à donner une réponse rapide, précise et complète à cette requête dans les 24 heures », a écrit Thierry Breton dans la lettre également publiée sur X.
Mais Elon Musk a joué le candide. « Veuillez énumérer les violations auxquelles vous faites allusion sur 𝕏, afin que le public puisse les voir », a-t-il répondu. Et Thierry Breton de trancher : « Vous êtes bien au courant des rapports de vos utilisateurs - et des autorités - sur les faux contenus et la glorification de la violence. À vous de démontrer que vous prêchez par l'exemple ». Elon Musk n'a plus répondu, mais il a glissé en réponse à un commentaire : « Je ne sais toujours pas de quoi ils parlent ! ». Ambiance...
Des extraits de jeux vidéo présentés comme des attaques du Hamas
Pourtant, ce déferlement de fausses informations sur X est une conséquence directe de la nouvelle politique d'Elon Musk pour le réseau social, censée dérider la « liberté d'expression ». Comme le nouveau système de certification permet à n'importe qui d'acheter la fameuse coche bleue et donc de bénéficier d'une mise en avant algorithmique, les contenus postés par ces nouveaux comptes certifiés éclipsent ceux des sources plus sûres.
Ainsi, l'algorithme a mis en avant des extraits de jeux vidéo présentés comme le témoignage d'une attaque du Hamas, ou encore des images spectaculaires de tirs de roquettes israéliennes... qui provenaient en fait de la guerre en Syrie en 2020. Il y avait aussi une vidéo, vue plus de 900.000 fois dimanche, qui montrait des combattants du Hamas débarquer en parachute dans une ville israélienne, mais il s'agissait en réalité d'une vidéo filmée en Egypte et postée sur TikTok en septembre dernier, et qui n'était en rien une invasion. Les utilisateurs de X ont également pu apercevoir de fausses photos du joueur de football Ronaldo tenant le drapeau palestinien, tandis que des images de foules vieilles de plusieurs années ont été instrumentalisées comme des manifestations de soutien à travers le monde pour les deux camps.
Hélas, ce n'est que la face émergée de l'iceberg, c'est-à-dire les quelques contenus dont la manipulation a pu être prouvée. Il demeure difficile de sourcer une grande partie des images et des vidéos présentées comme provenant du terrain par des comptes dont il est impossible d'établir la crédibilité. Ainsi, il est probable que circulent de nombreux deepfakes - des contenus truqués par l'intelligence artificielle - et des images générées par des outils comme Midjourney, une plateforme appartenant à OpenAI (ChatGPT) capable de générer des photos ultra-réalistes à partir d'une commande.
Meta également dans le viseur de Bruxelles
Moins réfractaire qu'Elon Musk à toute régulation des contenus, Mark Zuckerberg, le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp, Messenger) a pourtant lui aussi été prié par Thierry Breton de mieux réagir pour supprimer les images, vidéos et deepfakes qui pullulent sur Facebook et Instagram.
« Nous avons eu connaissance de rapports faisant état d'un nombre important de deepfakes et de contenus manipulés qui ont circulé sur vos plateformes et dont quelques-uns apparaissent encore en ligne », a écrit le commissaire, dans une lettre adressée mercredi à Mark Zuckerberg, et également postée sur Bluesky, le réseau social concurrent de X auquel Thierry Breton vient de s'inscrire et donc de faire la promotion.
Cet avertissement concerne des publications « suite aux attaques terroristes du Hamas contre Israël, et de la désinformation dans le contexte des élections dans l'UE », avant des législatives en Pologne dimanche et un scrutin européen au printemps prochain, a précisé le commissaire européen.
Baptême du feu pour le DSA, Thierry Breton ira-t-il jusqu'à bannir X ?
Ces tensions entre l'Union européenne et les patrons de X et de Meta ne sont pas nouvelles. Et pour cause, tous deux ont combattu les nouvelles régulations européennes sur le numérique, du RGPD entré en vigueur en 2018 au Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), qui régulent notamment la gestion des contenus sur les plateformes - pour le DSA - et établissent des règles afin d'éviter les abus de position dominante - pour le DMA-. Ces deux derniers textes sont entrés en application le 25 août dernier, et prévoient des sanctions conséquentes, allant jusqu'à 6% du chiffre d'affaires annuel de l'entreprise, soit tout de même près de 7 milliards de dollars pour Meta et 248 millions de dollars pour X, sur la base de leurs revenus 2022.
Créé en réaction au far west qui sévit sur les plateformes et aux innombrables problèmes que pose la prolifération des fausses informations et des contenus haineux en ligne, le DSA doit, en théorie, éviter précisément ce qu'il se passe actuellement sur X, dans le cadre de la guerre en Israël et le Hamas.
Quelques semaines après son entrée en vigueur, le DSA vit donc un baptême du feu à haut risque. « Le DSA est là pour protéger la liberté d'expression contre des décisions arbitraires et, en même temps, protéger nos citoyens et nos démocraties », a indiqué Thierry Breton sur Bluesky. Mais Elon Musk feint, dans sa réponse publique, de ne pas voir le problème.
Malgré ses provocations, le patron de X a toutefois répondu par écrit, sans le dire sur X, à la lettre du commissaire européen, comme ce dernier l'a révélé jeudi matin. « L'équipe chargée de l'application du DSA analysera la réponse et décidera des prochaines étapes », a annoncé le Français en confirmant réception.
La question est désormais de savoir jusqu'où osera aller l'UE. En décembre dernier, Thierry Breton avait menacé de bannir X en Europe s'il ne respecte pas la législation. Car en plus d'une amende très salée, le DSA peut effectivement restreindre temporairement l'accès au service « en cas de manquements graves et répétés » par une plateforme. Une issue inévitable ?
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