Aucun bâtiment n'est encore sorti de terre. Mais depuis le mois d'avril, des ouvriers s'affairent aux travaux de terrassement. Dans la zone industrielle de Brumath, à une trentaine de kilomètres de Strasbourg, Huawei a débuté la construction d'une nouvelle usine ultra-moderne, sa première hors de l'Empire du Milieu. Le géant chinois des télécoms met les petits plats dans les grands : cette usine, d'un coût de plus de 200 millions d'euros, s'étalera sur 80.000 m2, et comptera 300 employés pour commencer. A compter de la fin 2025 ou début 2026, elle fabriquera des équipements 5G pour le compte des opérateurs télécoms européens, notamment en France et en Allemagne, dont la frontière est toute proche.
Cette usine symbolise, à elle seule, la détermination de Huawei à rester, coûte que coûte, sur le Vieux Continent. Le fleuron de la tech chinoise fait l'objet de nombreuses et violentes attaques, depuis des années, concernant la sécurité de ses produits et la possibilité que Pékin les détourne à des fins d'espionnage ou pour couper les communications en cas de conflit. Au printemps dernier, c'est Thierry Breton qui y est allé de sa pique. Le commissaire européen au Marché intérieur a appelé les 27 pays membres à bannir Huawei et son compatriote ZTE des réseaux mobiles. « Nous ne pouvons pas nous permettre de maintenir des dépendances qui pourraient devenir des armes contre nos intérêts. Ce serait un trop grand risque pour notre sécurité commune », a-t-il affirmé.
Les violentes attaques des Etats-Unis
Ces volées de bois vert, Huawei y est habitué. Après avoir exclu le groupe chinois des réseaux mobiles aux Etats-Unis, Washington lui a interdit, en 2019 sous la présidence de Donald Trump, de s'approvisionner en technologies américaines. Pour Huawei, le coup a été rude. Ses ventes de smartphones, où il était devenu un cador aux côtés des Apple et Samsung, se sont écroulées. En 2021, son chiffre d'affaires s'est notamment effondré de 30%, à 634 milliards de yuans (plus de 87 milliards d'euros), avant de se stabiliser en 2022.
Jamais les Etats-Unis n'ont consacré autant d'efforts pour couler une entreprise étrangère. En témoigne l'arrestation au Canada sur demande de la justice américaine, fin 2018, de Meng Wanzhou, alors directrice financière de Huawei et fille du fondateur du géant chinois. Accusée de complicité de fraude pour contourner des sanctions contre l'Iran, celle-ci sera finalement libérée près de trois ans plus tard. Avant de prendre, en avril dernier, la présidence tournante de Huawei.
La grande méfiance du gouvernement français
En parallèle, la Maison Blanche a mis une pression folle sur le Vieux Continent pour qu'il s'aligne sur sa position. Cette stratégie a porté ses fruits. Le Royaume-Uni, allié historique des Etats-Unis, a banni Huawei de ses réseaux. C'est aussi le cas de la Suède, patrie d'Ericsson, l'un des grands rivaux du groupe chinois. La France, elle, a choisi de limiter fortement l'empreinte de Huawei dans les réseaux 5G. Quant à l'Allemagne, elle réfléchit désormais à emboîter le pas.
Beaucoup pensaient alors que Huawei jetterait l'éponge en Europe, et abandonnerait son projet d'usine alsacienne. Celui-ci a, d'ailleurs, toujours été observé avec méfiance par le gouvernement. Au grand dam du groupe chinois, aucun ministre ou membre de l'exécutif n'a pris la peine d'assister à un événement, en janvier 2021, pour officialiser sa construction. Ce qui n'est pas courant pour un investissement de cette ampleur. Pas de quoi, cependant, freiner les ardeurs de Huawei.
Le soutien indéfectible de Pékin
Son état-major a fait de la France et de l'Europe une priorité. Surtout, Huawei peut compter sur le soutien indéfectible du gouvernement chinois. Ce qui lui permet de renverser bien des situations. L'été dernier, la France a discrètement décidé de prolonger la durée d'utilisation des antennes Huawei de SFR et de Bouygues Telecom jusqu'en 2031, au lieu de 2028 comme cela était prévu. C'est He Lifeng, le ministre chinois des Finances, qui s'en est félicité lors d'une conférence de presse commune en Chine avec Bruno Le Maire, son homologue français. Ce dernier a sans doute préféré lâcher du lest sur le dossier Huawei pour ne pas froisser Pékin, et permettre à d'autres industriels, comme LVMH ou Dassault, de poursuivre leurs affaires dans l'Empire du Milieu...
En coulisse, certains estiment que l'Allemagne aura, également, beaucoup de mal à dire non à Huawei. D'une part parce que ses opérateurs, à commencer par le premier d'entre eux, Deutsche Telekom, recourent déjà massivement à ses équipements, et qu'il serait très coûteux de tout remplacer. D'autre part parce que la Chine reste, plus que jamais, le premier partenaire commercial de l'Allemagne. Fleuron de la puissante industrie automobile outre-Rhin, Volkswagen y vend, par exemple, pas moins de quatre voitures sur dix. Interdire Huawei et prendre le risque de mesures de rétorsion fait, sans nul doute, réfléchir à Berlin...
Huawei table sur le « pragmatisme » de l'Europe
Huawei a bien pris la mesure des inquiétudes européennes à son égard. Mais il estime que la perspective d'un bannissement généralisé n'est pas pour demain. En coulisse, le groupe juge que l'Europe saura faire preuve de « pragmatisme » à son égard. Il considère, aussi, que le Vieux Continent a besoin de ses services. Sans quoi, les opérateurs européens devront composer avec un duopole, formé par Nokia et Ericsson, sur le marché des équipements télécoms. Avec, notamment, le risque que les prix s'envolent.
Autrement dit : Huawei est aujourd'hui persuadé qu'il y aura toujours des clients pour les antennes et équipements de réseaux qui sortiront de sa nouvelle usine. D'ici là, en Alsace, on se félicite de ce projet qui doit, au bout du bout, accoucher de 500 emplois. Dès décembre 2020, Claude Sturni, le président de la communauté d'agglomération de Haguenau, qui gère la zone industrielle de Brumath, ne boudait pas son plaisir. « C'est une grande fierté d'accueillir ce projet qui illustre l'attractivité de notre territoire, et qui renforce un écosystème industriel et technologique incontestable », a claironné l'élu. Nul doute que Huawei vit un chemin de croix en Europe. Mais il continue, malgré tout, d'avancer ses pions.
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