C'est une situation paradoxale. Alors que l'Union européenne répète son souhait d'acquérir une forme de « souveraineté énergétique », quelques dizaines de millions de panneaux solaires chinois, dopés aux subventions et exportés à prix cassés, s'accumulent depuis des mois dans ses entrepôts. Au point que ce stock représenterait deux fois la taille du marché du Vieux continent en 2022, selon le cabinet norvégien Rystad Energy... tirant mécaniquement les prix des modules à des niveaux historiquement bas, bien en-deçà de leurs coûts de production.
« Cette offre excédentaire et bradée menace le peu d'entreprises de construction de panneaux solaires qui existent encore localement, et qui ont beaucoup de mal à vendre leurs produits », alerte Jan Jacob Boom-Wichers, PDG d'Holosolis, une société française à actionnariat européen qui prévoit de démarrer la construction en Moselle début 2025 de la plus grande usine de production de panneaux photovoltaïques du continent.
Surtout, cela s'inscrit dans une tendance longue : dès le début du 21ème siècle, l'industrie européenne de conception des panneaux solaires a été supplantée par la compétitivité imbattable de Pékin, grande championne du marché. Au cours des cinq dernières années, les dépenses en importations solaires du Vieux continent ont presque quadruplé, passant de 5,5 milliards d'euros en 2018 à plus de 20 milliards d'euros l'an dernier, dont plus de 90% en produits chinois. Le pays a d'ailleurs produit 96% des galettes de silicium de l'Europe, un élément-clé des installations.
Atteindre 40% de contenu local d'ici à la fin de la décennie
Mais plus pour longtemps ? Secouée par les chocs d'approvisionnement liés au Covid-19 et à la guerre en Ukraine, l'Europe change de braquet. Et cherche désormais à faire renaître une industrie sur son propre territoire.
« Le réveil est arrivé par l'industrie automobile. La Chine subventionne abondamment ses usines de batteries et ses voitures, pour arroser l'Europe de véhicules électriques extrêmement peu chers », explique à La Tribune Corentin Sivy, responsable développement pour l'exploitant de parcs d'énergies renouvelables BayWa.r.e. France.
« Cette concurrence déloyale a fini par amorcer une rupture avec le dogme de la concurrence libre et non faussée, alpha et oméga de la politique industrielle du Vieux continent jusqu'alors », précise Michel Gioria, directeur général de l'association France Renouvelables. S'est ajouté, à l'été 2022, le coup de grâce de l'Inflation Reduction Act (IRA) des Etats-Unis, ce vaste plan de subventions et d'incitations fiscales pour protéger les usines américaines.
Pour riposter, la Commission européenne a dégainé en mars 2023 un règlement baptisé « Net Zero Industry Act » (NZIA), censé améliorer les conditions d'accès au marché des technologies critiques à la transition énergétique dans l'UE « en raison du risque de délocalisation ». Adopté il y a quelques jours en Conseil compétitivité, qui réunit les 27 ministres de l'industrie, il concerne à la fois les batteries, les éoliennes, l'hydrogène, le nucléaire, les pompes à chaleur, le biogaz, le captage et stockage du carbone... et, donc, les panneaux solaires. L'ambition affichée : parvenir à 40% de contenu local d'ici à 2030, en simplifiant l'octroi des permis et en priorisant les projets stratégiques, entre autres.
Critères de préférence européenne dans les appels d'offres
Il faut dire qu'il s'agit là d'un secteur en pleine expansion : rien qu'en France, il faudra disposer de 100 à 200 gigawatts (GW) de capacités photovoltaïques à l'horizon 2050 pour atteindre la neutralité carbone, contre environ 17 GW aujourd'hui, selon RTE (l'organisme responsable de l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité dans l'Hexagone). Si l'on prend la fourchette haute, cela équivaut à 6 GW de capacités photovoltaïques supplémentaires par an entre maintenant et 2050. Dans ces conditions, « il faut à tout prix éviter de remplacer une dépendance, celle aux énergies fossiles, par une autre », affirme Michel Gioria.« On ne peut pas avoir d'ambition de développement si tous les composants essentiels sont fabriqués dans des pays avec lesquels nous entretenons des relations géostratégiques compliquées », abonde Jules Nyssen, président du Syndicat des énergies renouvelables (SER).
Mais pour s'imposer, encore faut-il que les entreprises locales accèdent au marché. Or, les commandes publiques sont aujourd'hui dominées par le critère du prix, aveugle aux conditions sociales et à l'impact climatique des projets. Pour y remédier, le NZIA propose d'intégrer des critères de préférence européenne pour 20% des appels d'offres, avant d'atterrir à 40% en 2030. Par exemple, il ne sera pas possible de candidater à certains d'entre eux si les composants proviennent à plus de 50% de régions en dehors de l'Europe.
Cependant, le Vieux continent disposera-t-il d'une offre suffisante pour répondre à la demande ? « C'est une bonne idée pour l'éolien, puisque qu'une filière mature existe sur le territoire, mais ce n'est pas adapté au solaire. On ne doit pas freiner le développement de champs photovoltaïques par manque de produits locaux », souligne Jules Nyssen.
« Les débats ont surtout porté sur cette histoire de rythme : si l'on met des critères trop ambitieux trop tôt, l'on risque de se retrouver avec insuffisance d'offre européenne, et donc de panneaux ou d'éoliennes pour livrer les énergies renouvelables [...] C'est la question de l'œuf ou la poule », a précisé il y a quelques jours Roland Lescure.
Afin de donner le temps à l'industrie de se développer, le texte reste finalement souple. Et propose également des critères non disqualifiants, via un système de points acquis sur des critères hors prix. L'idée : ne pas se retrouver sans lauréat si aucun candidat ne peut s'approvisionner pour moitié en Europe. Par ailleurs, le prix guiderait toujours à hauteur de 70% le choix final. Enfin, le différentiel de coût tolérable entre une offre valorisant des produits locaux et une autre a été revu à la baisse, à 20%. « La Commission européenne proposait 10% et le Parlement était monté à 30% », glisse une source informée. « Nous avons réussi à trouver un bon équilibre, pour monter en puissance progressivement », s'est félicité Roland Lescure.
Un texte flou sur l'octroi des permis
Il n'empêche, tout cela risque de ne pas suffire, redoutent plusieurs acteurs. « Le texte ne va pas assez loin, il n'y a que de la demi-mesure et du compromis », estime Corentin Sivy. « L'IRA américain, c'est une promesse de crédits d'impôt simple, lisible, immédiatement accessible. Le NZIA, lui, annonce une usine à gaz en Europe », soulignait il y a quelques mois à La Tribune Vincent Charlet, directeur exécutif du think tank La Fabrique de l'industrie. Car en plus de « faciliter l'accès aux marchés publics », l'idée serait de promouvoir les investissements, notamment privés, de « réduire le fardeau administratif » pour l'autorisation des projets et d'assurer l'« accès à l'information »...plutôt que d'accorder d'importants crédits d'impôt ou d'assumer une forme de protectionnisme, comme en Chine ou aux Etats-Unis.
Sur l'octroi des permis, par exemple, le texte précise que les fabricants des technologies concernées « bénéficieront de procédures d'autorisation rationalisées et réalistes [...] tout en respectant les obligations européennes et internationales ». En outre, l'approche générale inclut le concept de « zones d'accélération nette zéro » qui aideront les États membres à identifier les synergies lors des projets de processus d'octroi de permis. « Tout ceci reste flou, et donc pas rassurant pour un industriel », réagit Corentin Sivy.
« Même s'il y a une vraie volonté, il reste beaucoup de points concrets pour la mise en œuvre à finaliser », ajoute le PDG d'Holosolis, Jan Jacob Boom-Wichers.
La question des crédits d'impôt
Au-delà du permitting, la question du soutien financier fait aussi des émules. : « Avec l'IRA, ce n'est pas compliqué : le gouvernement accorde d'énormes subventions dès lors que les composants sont fabriqués aux Etats-Unis. C'est une autre philosophie, beaucoup plus radicale », pointe Jules Nyssen.
Dans la loi française néanmoins, le crédit d'impôt industrie verte (CI3V) a fait son apparition. Néanmoins, celui-ci sera limité à 150 millions d'euros par entreprise (même s'il pourra exceptionnellement être majoré à 200 voire 350 millions d'euros). « On parle de montants très faibles par rapport aux investissements nécessaires. Si une usine coûte 1 milliard d'euros, cela couvrira environ 15% des frais, contre 40% outre-Atlantique et 100% en Chine », pointe Corentin Sivy.
« Nous allons rater l'opportunité de déclencher des constructions d'usines par dizaines sur des délais très courts, comme cela se fait aux Etats-Unis. Concernant les industriels du solaire qui ont déjà des projets dans les tuyaux, le NZIA va permettre d'accroître la compétitivité, certes. Mais il ne va pas créer d'appel d'air pour recréer de toute pièce une vraie filière, avec un cadre simple, lisible, que tout investisseur peut comprendre », ajoute le responsable développement de BayWa.r.e. France.
Subventionner les OPEX ?
Quid, enfin, des dépenses d'exploitation (OPEX), et par là même du prix des produits qui sortiront des usines ? « L'essentiel portera sur cette partie, et sur comment la puissance publique absorbera le léger différentiel de coût entre les panneaux européens et les autres », affirme Jan Jacob Boom-Wichers.
« Aujourd'hui, nous sommes obligés d'adapter en permanence notre business plan à l'évolution du marché. Or, nous avons besoin d'un cadre réglementaire clair, pour que les investisseurs sachent que s'il y a un risque marché, ils seront accompagnés par l'Etat sur le long terme au-delà de la subvention des CAPEX », fait-on valoir au sein de la startup lyonnaise Carbon, qui prévoit d'implanter dès 2025 une giga-usine de panneaux solaires à Fos-sur-Mer, près du grand port de Marseille.
Dans ces conditions, faudra-t-il revoir les règles budgétaires de l'UE ? « Après les élections européennes de 2024, il faudra oser remettre ce sujet sur la table. Et plus précisément celui de l'endettement commun pour financer la réindustrialisation et la transition énergétique, afin de déplafonner les crédits d'impôts par exemple. Un continent aussi riche ne peut pas buter là-dessus », avance Michel Gioria. « On parle là du futur économique de l'Europe, qui fait face actuellement à la troisième révolution industrielle : celle de l'électricité décarbonée », conclut Jan Jacob Boom-Wichers.
Même si l'industrie de construction de panneaux photovoltaïque s'est massivement délocalisée en Asie, l'Europe ne part pas non plus de zéro, comme nous l'expliquions en avril dernier. Elle peut en effet déjà compter sur un acteur majeur : l'Allemand Wacker, spécialisé dans la fabrication du polysilicium, l'une des premières étapes de la chaîne de valeur après l'extraction du silicium. Le norvégien Norsun est, lui, fabrique des lingots et des galettes de silicium. Quant à l'italien Enel, il produit ses propres cellules photovoltaïques, le composant clé d'un module solaire permettant de transformer la lumière en électricité. D'ailleurs, la France elle-même dispose d'une capacité de production de panneaux photovoltaïques non négligeable. Il y a deux ans, ses capacités de production s'élevaient à environ 850 mégawatts (MW). La même année, quelque 960 MW de panneaux photovoltaïques étaient raccordés au réseau dans l'Hexagone. Aujourd'hui, l'Hexagone quelques PME et ETI producteurs de PV : Voltech dans le Bas-Rhin, Systovi à Carquefou près de Nantes ou DualSun dans l'Ain. Néanmoins, « ce sont des producteurs présents sur certains maillons de la chaîne qui fabriquent un petit volume au regard de la demande française et européenne. Même si les volumes augmentent, le PV tricolore représente autour de 1% du marché », expliquait il y a quelques mois à La Tribune David Gréau, délégué général d'Enerplan, le syndicat de l'énergie solaire. Vendus 15% à 25% plus chers que leurs concurrents, les panneaux tricolores trouvent un marché de niche chez les particuliers et les collectivités qui consentent à payer plus pour acheter français. D'autres usines doivent cependant sortir de terre. A Fos-sur-Mer, à proximité du grand port de Marseille, la startup lyonnaise Carbon implante une giga-usine de 60 hectares pour 1,5 milliard d'euros. Elle devrait générer 5 GW d'ici à 2025. Voltec Solar, lui aussi, souhaite accroître ses capacités avec 5 GW par an visés à l'horizon 2030. Enfin, à Sarreguemines, en Moselle, un premier projet d'usine porté par l'entreprise Rec Solar sous pavillon indien a été abandonné en décembre par l'entreprise, aimantée par les promesses de subvention de l'IRA aux Etats-Unis. Ce désistement avait renvoyé le temps de quelques semaines la filière à ses doutes quant à son attractivité... avant que le grenoblois Holosolis ne le reprenne en mai pour investir 700 millions d'euros.Une industrie européenne agonisante... mais pas encore éteinte
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