Le climat est-il vraiment une opportunité pour réindustrialiser l'Europe ?

L’immense défi de la transition écologique, qui ouvre de nouveaux marchés et oblige les industriels à revoir l'ensemble de leurs processus, permettra-t-il à l’Europe de s’imposer dans le jeu mondial ? Alors qu’une course est lancée pour la maîtrise des technologies d’avenir, le Vieux Continent tente en tout cas de se tailler une place de choix. Il reste toutefois contraint par un cadre réglementaire dont d’autres régions s’affranchissent, et voit son unité menacée par une surenchère de plans nationaux.
Marine Godelier
« Aux Etats-Unis, ils diraient : plus vous êtes propre, plus vous gagnez d'argent. Nous dirions taxer le mal, ils diraient subventionner le bien », a déclaré en décembre dernier la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager.
« Aux Etats-Unis, ils diraient : plus vous êtes propre, plus vous gagnez d'argent. Nous dirions taxer le mal, ils diraient subventionner le bien », a déclaré en décembre dernier la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager. (Crédits : YVES HERMAN)

Comment attirer des industries stratégiques sur son sol, sans mettre en place de barrières douanières, ni concurrencer d'autres États européens ? Il y a encore quelques années, la question ne se posait pas vraiment. En tout cas, elle ne figurait pas parmi les priorités politiques de la France, alors que le pays subissait de plein fouet la délocalisation de nombreuses activités manufacturières. Au point qu'en 2022, le secteur industriel ne représentait plus que 15% environ du PIB de l'Hexagone, contre une moyenne de 22,8% sur le Vieux Continent.

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Ces derniers mois, pourtant, tout a changé : avec la nécessaire décarbonation des activités du fait des enjeux climatiques, de nouveaux marchés s'ouvrent. Entraînant une course mondiale pour mettre la main dessus, dans laquelle la France ne compte pas se laisser distancer. Une aubaine pour repartir de zéro, et inverser la tendance de la lente désindustrialisation subie ces trente dernières années ?

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Vers une nouvelle vague de délocalisations ?

En réalité, le phénomène est à double tranchant. Et pour cause, le contexte actuel s'avère, a priori, non-propice à la réindustrialisation. En premier lieu, l'Hexagone, qui n'est pas le seul à vouloir saisir cette opportunité, ne joue pas selon les mêmes règles que ses adversaires. En témoigne le grand plan « climat » de Joe Biden. Celui-ci prévoit 370 milliards de dollars d'investissements d'ici à 2032, notamment pour les entreprises fabriquant des batteries de voitures électriques ou des panneaux solaires sur le sol américain (le fameux Inflation Reduction Act, IRA), intensifiant la pression sur l'Europe.

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De fait, les subventions qu'il distribue pour favoriser les activités outre-Atlantique ébranlent les conditions de concurrence équitables. « Il s'agit d'une bombe économique dans le monde industriel, avec un pouvoir attractif extrêmement fort », souligne Charles-Edouard de Cazalet, directeur associé du groupe de conseil en performance durable pour les entreprises Epsa Innovation. La tendance dépasse d'ailleurs les États-Unis, avec, par exemple, les plans de transformation verte au Japon visant à mobiliser jusqu'à 140 milliards d'euros au moyen d'obligations de « transition écologique ».

À cela, s'ajoutent des prix de l'énergie plus élevés pour les entreprises en France qu'outre-Atlantique - de quoi peser dans la balance, notamment pour les plus électro-intensifs d'entre elles. Enfin, pour couronner le tout, les quotas gratuits d'émissions de CO2 aujourd'hui alloués aux industriels du Vieux Continent, afin de leur permettre d'affronter la concurrence inéquitable des pays tiers, devront progressivement disparaître. En effet, Bruxelles prévoit de taxer les émissions de CO2 des produits importés, ce qui signifie qu'il n'y aura plus besoin de protéger les entreprises européennes du « dumping climatique ». Ce qui fera automatiquement grimper leurs coûts de production, puisqu'elles devront acheter tous leurs quotas, aujourd'hui délivrés gracieusement.

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Résultat, dans cette ruée vers la maîtrise des technologies d'avenir, non seulement la réindustrialisation du pays paraît difficile. Se pose même la question du maintien du tissu économique actuel. Ailleurs en Europe, le géant allemand de la chimie BASF affirmait d'ailleurs, fin 2022, ne pas exclure la délocalisation de certaines productions « particulièrement gourmandes en énergie », avant de supprimer 3.300 postes en février. Autre exemple, celui du groupe suédois Northvolt, lequel a envisagé de déplacer un projet d'usine géante de batteries électriques de l'Allemagne aux États-Unis, même s'il a finalement conservé la première option.

Une philosophie différente

De quoi appeler à une réaction forte, répète Emmanuel Macron depuis quelques mois. Avec un objectif clair, mettre en place un cadre incitatif, créant des certitudes pour les industriels.

« L'IRA garantit des niveaux de revenus. Il y a des projets qui seront rentables juste grâce aux subventions ! », explique à La Tribune Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Europe chez I4CE (Institute for climate economics) .

Mais cela pose la question du cadre européen, alors que la Commission européenne reste très attachée au principe de libre concurrence. Certes, depuis la pandémie de Covid en 2020, l'exécutif bruxellois a assoupli le régime des aides publiques sur le Vieux Continent. Il reste attaché à la libéralisation et au respect des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), desquelles Washington s'est tout simplement affranchi.

« Plutôt que de s'embêter avec des mécanismes de marché compliqués, les États-Unis proposent des crédits d'impôt disponibles rapidement et simplement, en violation directe avec l'OMC. Mais ils s'en fichent, alors que ce souci continue de prévaloir en Europe », souligne Vincent Charlet, directeur exécutif du think tank La Fabrique de l'industrie.

 « La façon dont ils font les choses est très différente de la façon dont nous les faisons. Ils soutiennent l'industrie quand il s'agit de tout ce qui est vert. Nous, quand on soutient l'innovation, on a la régulation, on a l'ETS [le marché européen d'échange de quotas de CO2, ndlr], on corrige les prix. Aux États-Unis, ils diraient : plus vous êtes propre, plus vous gagnez d'argent. Nous dirions taxer le mal, ils diraient subventionner le bien », avait ainsi glissé la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, en décembre dernier à l'occasion d'une rencontre avec la presse.

Alléger le cadre réglementaire

En mars, cependant, Bruxelles a dégainé un texte central. Le « Net Zero Industry Act » est une proposition de régulation visant à garantir un accès plus rapide au financement pour huit secteurs prioritaires, « en raison du risque de délocalisation » : l'éolien, le solaire, les batteries et technologies de stockage longue durée, les réseaux, les pompes à chaleur, le biogaz, le captage et stockage du carbone (CCS) et les électrolyseurs à hydrogène. Autrement dit, les technologies déjà existantes pour lutter contre le réchauffement climatique, et prêtes à être déployées à grande échelle au cours de cette décennie. Objectif, faire en sorte de pouvoir fabriquer 40% minimum des besoins annuels en ces solutions de l'Europe.

Mais selon certains observateurs, le cadre posé par le NZIA resterait flou. « L'IRA, c'est une promesse de crédits d'impôt simple, lisible, immédiatement accessible. Mais le NZIA annonce une usine à gaz en Europe : on n'a pas bien compris comment et quand cela va fonctionner », estime Vincent Charlet. En l'état, l'idée serait davantage de promouvoir les investissements, notamment privés, de « réduire le fardeau administratif » pour l'autorisation des projets, d'assurer l'« accès à l'information » ou encore de « faciliter l'accès aux marchés publics », plutôt que d'accorder des crédits d'impôt ou même d'envisager des mesures protectionnistes.

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Émergence de plans étatiques

Dans ce contexte, et alors que le temps presse, plusieurs pays membres font déjà émerger leurs propres plans nationaux. En premier lieu, l'Allemagne, qui se refuse à de nouvelles dépenses communautaires, et se taille déjà la part du lion en matière de subventions étatiques. Y compris pour aider d'autres secteurs que ceux retenus dans le NZIA. Le 13 juin, Berlin a ainsi annoncé qu'un premier appel d'offres doté d'un volume proche des 50 milliards d'euros sera lancé cette année, pour les quinze prochaines années. Porté par le ministère de l'Économie et de la Protection du climat, il viendra à la rescousse des producteurs d'acier, de verre et de ciment émettant plus de 10.000 tonnes de CO2 par an.

En France, l'exécutif a dégainé son projet de loi Industrie verte, qui pourrait générer 23 milliards d'euros d'investissement et 40.000 emplois d'ici à 2030, selon des calculs de Bercy. Avec un « crédit d'impôt industrie verte » de 500 millions d'euros par an au global, celui-ci devrait concerner les batteries, les pompes à chaleur, les panneaux solaires ou encore les éoliennes. Dans l'automobile, Emmanuel Macron entend ainsi favoriser l'industrie européenne via un bonus écologique qui « prendra en compte l'empreinte carbone des produits ».

« La situation justifie complètement un accompagnement de l'État beaucoup plus fort, comme annoncé début mai par le gouvernement. On ne peut plus attendre », assène Charles-Edouard de Cazalet.

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La cohérence de l'Union mise à mal

Mais ce mouvement pourrait bien menacer l'unité des Vingt-Sept. Et créer une Europe à deux vitesses, alors « que certains États avec des avantages comparatifs n'ont pas les moyens d'investir autant que l'Allemagne et la France » pour sauver leur industrie, alertait le 9 juin Xavier Timbeau, directeur de l'OFCE, lors d'une conférence de presse. Autrement dit, la surenchère de plans nationaux de soutien pénaliserait d'autres pays ayant moins de marges de manœuvre budgétaire. Or, « le marché unique reste un atout majeur de compétitivité face à la Chine et aux États-Unis », souligne à La Tribune Thomas Pellerin-Carlin.

 « L'adoption sans coordination de mesures nationales visant à garantir l'accès à ces technologies pourrait fausser la concurrence et fragmenter le marché unique », peut-on d'ailleurs lire dans la proposition de NZIA de la Commission européenne.

Et ce n'est pas tout : si chacun fait cavalier seul, la dispersion guette, estiment plusieurs observateurs. Berlin, par exemple, s'éloigne du périmètre défini par le NZIA en voulant soutenir l'ensemble de son industrie lourde, menacée par la flambée des prix de l'énergie et la disparition prochaine des quotas de CO2 gratuits. En France, plutôt que de « verdir » le crédit impôt recherche (CIR), le gouvernement a préféré s'orienter vers des incitations assez peu ciblées, et des aides peu conditionnées. « Pour des raisons politiques, chacun cherche à ne jamais prioriser et à arroser tout le monde. », affirmait récemment Thomas Pellerin-Carlin.

Signe que le risque de s'éparpiller n'est pas loin, l'eurodéputé conservateur allemand Christian Ehler, qui a rédigé la première position du Parlement européen sur le NZIA, souhaite d'ailleurs remplacer la liste des « technologies stratégiques à zéro émission » par une simple référence à la taxonomie de la finance verte de l'UE, qui contient entre autres le gaz. Ce qui ferait « voler en éclat » la « logique de priorisation », alors qu'« on n'en a pas les moyens, ni techniques ni financiers », prévient Thomas Pellerin-Carlin.

Marine Godelier

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Commentaires 12
à écrit le 02/07/2023 à 13:12
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C'est surtout Vestager qui n'est pas une opportunité pour l'Europe, et surtout pour les Entreprises Françaises !

à écrit le 02/07/2023 à 12:23
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Personne n'a envie de vivre dans un empire uniforme, à part les multinationales ! ;-)

à écrit le 02/07/2023 à 8:40
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Avec des personnages comme Mme Vestager à la tête de la commission européenne (vice présidente) après avoir sévi comme commissaire à la concurrence il est évident que l'Europe fonce droit dans le mur, mais est ce vraiment important 🤭

le 02/07/2023 à 9:47
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Non il est bien plus important de haïr son voisin hein ?

à écrit le 01/07/2023 à 10:49
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Je suis toujours étonné que "l'Europe" veuille faire la même chose que les autres afin d'agir en concurrent ! C'est une attitude puérile !

à écrit le 01/07/2023 à 7:18
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Quand on ne veut pas on ne peut pas.

à écrit le 30/06/2023 à 10:45
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La France (et avec elle l'Union européenne) n'est pas une Zone monétaire optimale (ZMO) selon les critères de Robert Mundell, il faudra l'écrire en quelle langue? L'Union monétaire et économique européenne reste corsetée à la chape de plomb de traité...

le 30/06/2023 à 12:44
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Historiquement le consensus de Washington était le moyen pour l' état profond us de se faire la main sur des pays d' Amérique latine, pays de voisinage qu' ils ont ruinés. Ils ont ensuite créé l' UE pour retirer la s...

à écrit le 30/06/2023 à 9:50
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Et si cette évolution du climat dépourvu de consensus scientifique (voir le bouquin de Steven Koonin par exemple) n'était qu'un prétexte pour faire des affaires.. Par la fenêtre ce matin il pleut et la météo est conforme à un début estival n'en dépl...

le 30/06/2023 à 23:23
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Faut pas confondre quelques jours agréables et des mois sans pluie pendant l’hiver Mon jardin en Seine et Marne est très sec, l’herbe est brûlée mes arbres fruitiers sont crevés de la sécheresse de l an passé ..mon pêcher et Olivier se porte très bi...

à écrit le 30/06/2023 à 7:03
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C'est drôle, de constater à quel point la classe dirigeante est à côté de la plaque en ce qui concerne le climat

le 30/06/2023 à 11:08
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Rien de nouveau sous le soleil. Pour peu que l'on souvienne du Club de Rome (à Paris) qui commenda dans les années 70 une étude sérieuse à des scientifiques, mais dont les officionados de la politique politicienne finirent par moquer. Dennis Meadow...

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